« Nous avons tout à fait les mêmes idées ! »
Aout 2013.
Deux quinquagénaires, mâles, blancs de peau et de cheveux, se félicitent d'être d'accord sur tout et égayent ainsi un peu le calvaire de leur long trajet vers Jouy-en-Josas, qu'un incident de RER, plusieurs indications contradictoires, une poignée de changements de bus et les lourds trente degrés environnants ont rendu pénible.
Faisant de nécessité vertu ces contrariétés auront comme libéré la parole critique sur les incuries de la RATP, de la SNCF et, partant, du service public et de l'état général de la France.
Passé ce long chemin de plaintes et d'ententes ils arriveront, visage en sueur et veste sur le bras, au campus d'HEC et rejoindront plusieurs centaines de leurs équivalents en âge, genre et allure, un sentiment d'uniformité renforcé par le polo bleu à manches longues offert à l'entrée et qu'on jurerait taillé pour n'être porté qu'en écharpe sur les épaules. Sentiment d'uniformité tout de même nuancé par le jeu des couleurs sur les rubans des badges, qui distribue les identités et les accréditations, subtile hiérarchie rapprochant l'évènement des festivités cannoises comme du Parlement européen.
Et cette foule est remontée elle aussi, car nous sommes en 2013 et le MEDEF est bouillant d'énergie va-t-en guerre, un Medef de combat qui a fait sien le slogan de campagne de son nouveau président à peine désigné, Pierre Gattaz.
Signe de cette envie d'en découdre avec les socialistes nouvellement arrivés, le retour après sept années passées à être non grata de Denis Kessler, l'homme qui a fondé ces universités d'été 15 ans auparavant avec le président d'alors, Ernest Antoine Seillère.
Le duo qui se présentait volontiers comme les Thatcher du patronat.
Autre gouvernement socialiste, même logique d'affrontement en même temps que désir de moderniser ce patronat français.
En en changeant le nom, d'abord, abandon du CNPF qui sentait trop son patronat paternaliste et ventripotent pour un sigle plus moderne basé les valeurs dynamiques du « mouvement » et de « l'entreprenariat ».
Nouveau style également, suivant le principe-même des universités d'été, à l'américaine, plus décontracté : sur le campus d'HEC, cravate interdite - « On la gardait dans sa poche au cas où » avoueront quelques-uns – et tutoiement de rigueur entre les membres du bureau exécutif.
Décontracté mais résolument offensif en cette période où, également, un gouvernement socialiste s'installait et qu'il mettait en place l'épouvantail des trente-cinq heures, mesure honnie encore maintenant et dont on se dit qu'elle finira par manquer à ceux qui huent avec tant de ferveur à son évocation, quelques seize ans après.
Kessler que l'on surnommait alors le vice-roi à jouer l'affrontement permanent – Seillière disait de lui que « comme les anciens marxistes, il ne croit qu’au rapport de force. » – a fini par connaître la disgrâce avec l'arrivée de Laurence Parisot à la tête du Medef.
Sans pareil pour galvaniser les troupes il a aussi, selon un ancien cadre dirigeant du CNPF beaucoup « contribué à retourner l’opinion contre les entreprises. » .
Mais en 2013, alors que le retour du Parti Socialiste semble redonner au Medef le goût de la lutte, Denis Kessler a de nouveau toute sa place dans la plénière, la tente principale, celle qui accueille les vedette et où on remobilise les troupes à l'aide de slogans, d'attaques, de mots-clefs qui remuent - littéralement – le plancher de la salle temporaire brusqué par 4 000 personnes qui crient, rient ou huent et tapent des mains, et parfois des pieds.
Mentionner le gouvernement, surtout, ce gouvernement qui « ne comprend rien aux entreprises » est inégalable quand il s'agit de faire de l'assemblée un seul homme plein d'enthousiaste réprobation.
Le gouvernement, pourtant, y envoie des représentants, dont quelques têtes d'affiche, à la fois VIP – l'audience des débats qui en accueillent est souvent gonflée par des journalistes venus pêcher de la petite phrase, et victimes expiatoires.
Rudoyés même quand ils sont persuadés de pouvoir retourner l'assistance. Moscovici, très soucieux de popularité dans ce milieu, vient avec une série de nouvelles propres pense-t-il à enchanter la foule et élève la voix quand il anticipe les applaudissements. A tort le plus souvent.
Montebourg tout à son aveuglante confiance en lui n’a même pas besoin d’attendre les applaudissements pour penser qu’il les mérite, et son sourire laisse penser qu’il les entend jusque dans les silences les plus gênés de l'assistance. Un cas intéressant, Montebourg. Il y a chez lui un curieux mélange de professionnalisme – il a visiblement révisé avant de venir et ponctue ses interventions d’illustrations précises et chiffrées. A côté de ça, il peut sortir des énormités comme s’ébaudir devant le succès de la Corée du sud qui peut faire Samsung alors qu’elle « sort du communisme ». La Corée du sud...
C'était en 2013 et c'était un autre monde.
En 2014 la tente plénière, dont les parois en plastique mou et transparent cuisaient les spectateurs l’année dernière, est aujourd'hui secouée par un vent froid et chargé de grisaille. Le temps plus sombre derrière les bâches du fond permet d'y voir le reflet ondulant des spotlights faisant comme des soucoupes volantes en approche lente derrière les orateurs.
Les allées d'épais gravier blanc ou les talons s'enfoncent en crissant ne soulèvent plus de poussière mais débouchent sur de l'herbe boueuse qui colle quelque peu les souliers très bien cirés.
Les dépenses ont été revues à la baisse, durée plus courte (de trois jours et demi à une journée et demi) et on entend des hôtesses se plaindre de la pénurie de programmes imprimés.
Une atmosphère de déprime qui peut se lire de manière anecdotique entre les lignes d'un récent compte-rendu sur l'état du bâtiment – le secteur dont on dit que quand il va, tout va – où les professionnels sous-estiment de plus en plus le réel garnissage de leurs carnets de commande.
Contaminé par la morosité économique on essaye de donner le change en surjouant la positivité tant dans les slogans que dans les promesses.
De la méthode Coué à défaut de pugnacité car, cette année, on ne repousse plus les avances gouvernementales, on les applaudit debout.
Il faut dire aussi que chacun a fait un pas, si le Medef a baissé sa garde, le gouvernement en la personne de son premier Ministre Manuel Valls, plutôt que de tenter de se faire accepter par des propositions qui seront accueillies avec méfiance, a teinté son discours de culture entrepreneuriale, il s'est mis à parler la langue de l'endroit, de l'ennemi pour certains.
Quelle est-elle cette culture ?
Passées les jérémiades habituelles sur le supposé enfer fiscal français, les idées fortes qui reviennent lors des différents débats – pas inintéressants le plus souvent par ailleurs – ayant lieu sous la tente plénière ou dans de plus discrètes salles à l'intérieur du campus, sont la nécessaire récompense du risque, et l'efficacité du modèle de gestion d'entreprise.
En ce qui concerne le risque nous sommes en plein dans l'idée-même de l'entrepreneuriat où, qui investit sur son temps, son énergie et ses deniers créera - si la réussite est là - de l'innovation, de la richesse et des emplois. Toutes choses bonnes, sinon en soi, du moins souvent. Dès lors tout ce qui entrave l'entrepreneur – au départ par des contraintes administratives de toutes sortes ou à l'arrivée via des ponctions fiscales – est nuisible car se paie d’un manque d'innovation, de richesse, etc. mais aussi injuste car la prise de risque mérite, quand elle est couronnée, une pleine récompense.
Une telle présentation – sommaire, j'en conviens mais assez proche de ce que j'ai pu parfois entendre – fait tout de même l'impasse sur les protections dont peuvent bénéficier tout de même beaucoup d'entrepreneurs (par leurs réseaux ou par le filet de sécurité de l'État). Plus gênant, elle semble oublier que le risque ne pèse pas sur les épaules seules de celui qui les prends mais aussi sur d'autres (employés ou clients, voire contribuables).
C'est davantage sur le deuxième point, le mythe de l'efficacité propre au fonctionnement de l'entreprise, que le discours de Manuel Valls s'est appuyé. Cette idée qu'il n'y a que le choix entre des mauvaises et une bonne décision et que l'entreprise, de par ces contraintes ainsi que par sa capacité à mobiliser les individus, leurs compétences et leur implication, est le seul modèle efficace de gouvernance transposable à toutes les formes de gouvernements. C'est cette tonalité, davantage même que les symboles donnant l'impression qu'il brûlait les ponts avec une partie de son camp (éloge du nucléaire, simplification du code du travail par exemple) qui a fait de son discours un succès.
Cette idée a un nom, c'est du managerialisme, et c'est « la négation de la politique, qui est fondée sur la reconnaissance de l’existence de choix indécidables, entre lesquels il faut trancher »
On pourrait aussi faire remarquer qu'au nom de l'efficacité on en vient à envier la Chine (certains cette année l'on fait), que se poser en modèle de bonne gestion humaine quand on a d'aussi médiocres références a quelque chose de cocasse et qu'enfin ceci rentre en bonne partie en contradiction avec le modèle allemand si fréquemment vanté lors de ces deux dernières université d'été.
Car de la réussite allemande on ne semble retenir ici que la modération salariale en oubliant toute la tradition de co-gestion pourtant loin d'avoir joué un rôle mineur dans ce succès.
Plutôt que de jouer le leader, auquel l'État ne fait que poser des chaînes – ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de justes doléances mais c'est un sujet pour de longues digression quand ce texte a déjà trop duré – on pourrait puiser quelques forces nouvelles en sortant un peu du hiérarchisme pyramidal qui le caractérise chez nous.
Par exemple ce million d'emplois, promesse impossible et imbécile et piège dans lequel les syndicats tombent alors que "ce sont surtout des pouvoirs supplémentaires pour les représentants des salariés et une amélioration des conditions de travail qu’il [aurait fallu] obtenir en contrepartie des 30 milliards d’euros du pacte de responsabilité."
L'année dernière l'université d'été se terminait sur une quinzaine d’étudiants déployant une banderole contre la réforme des retraites, jugée comme dictée par le MEDEF, alors que ce même accord était dénoncé comme une gabegie socialiste par ceux-là qu'ils attaquaient.
Cette année, les élites politiques et patronales parlent quasi d'une même voix au nom d'une efficacité que la situation exige.
Le curseur a changé de place.
Pas certain pour autant qu'il soit à la bonne.
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