Ces derniers temps, les soirées électorales, en plus d'être le théâtre de revendications multiples de victoires et d'étranges exercices de lectures contradictoires dans le marc des urnes, est devenu un lieu d'affrontements et de déplorations mêlées.
Le jeu étant maintenant de se jeter mutuellement au visage la responsabilité de la montée du Front National quand les membres du parti en question préfèrent mettre tous les autres en cause pour expliquer sa montée en puissance plutôt que de s'en attribuer le seul mérite.
Parmi les hypothèses en forme d'accusations qui sont jetées à cette occasion, il y a celle dite du machiavélisme mitterrandien, qui attribue aux seules, ou quasi, manigances de l'ancien président, la création, puis l'importance prise par le parti frontiste suite à sa mise en lumière et en avantage, dans le seul but de créer troubles et divisions au sein de la droite traditionnelle. Les socialistes auraient à sa suite usé et abusé de ce stratagème jusqu'à ce jour d'avril 2002 où la créature se retourne contre son maître.
Loin de moi l'idée de sous-estimer l'intelligence tactique et l'influence de celui qui fut notre président, mais s'il doit porter sur ses seules défuntes épaules l'irrésistible progression de la droite populiste, l'ampleur européenne du phénomène impliquerait qu'il eut été doté de super pouvoirs.
Si on part du principe, après tout à peu près validé, que le vote FN (et ses équivalents européens) se justifie, chez ceux qui le pratiquent, par l'expérience ou la peur du déclassement, ainsi qu'un sentiment d'abandon et de mépris culturel, les leviers pour contrebalancer ces tendances sont difficilement accessibles, peu maniables et assez incertains dans leurs résultats.
Le renversement des plus lourdes conditions à l'origine de la montée des inégalités (des plus massives comme le progrès technologique biaisé ou la baisse de la demande de travailleurs non qualifiés, à de plus anecdotiques comme la taille des entreprises), la reconfiguration des sociologies des classes populaires et des zones défavorisées, jusqu'au retour de la croissance qui a tout de l'Arlésienne, tout cela dépend de tant de facteurs aléatoires (coopérations internationales, unanimités politiques fortes, moyens alloués) que trop miser dessus n'est sans doute pas le meilleur calcul.
De plus, même dans le cas d'un alignement favorable des planètes, le temps séparant la mise en œuvre des premiers résultats sera suffisamment long pour que ressentiments et craintes continuent d'augmenter même en s'assurant – tâche davantage dans nos moyens – de la solidité du filet de sécurité.
Ce n'est certes pas une raison pour ne pas s'y atteler, bien au contraire, mais il faut aussi être conscient que d'aussi vastes mouvements ne s'inversent pas en un jour, de même qu'il n'existe pas de freins assez puissants pour faire piler un paquebot.
En attendant quels peuvent être les facteurs sur lesquels il est plus aisé d'agir rapidement ?
Dans une récente contribution aux États généraux du Parti Socialiste, Michel Rocard lançait parmi les pistes possibles une rénovation du militantisme. J'ai pour ma part déjà un (tout petit) peu évoqué le sujet qui me semble également un axe stratégique à développer car, bien qu'en abordant le problème un peu trop à la marge, s'approche d'un des enjeux possibles du problème : le rapport à la participation.
Les faits massifs, constatés à l'échelle européenne depuis les années 70, sont le déclin des grands partis de gouvernement, la baisse de la participation, et l’augmentation de la volatilité électorale (soit le fait que les électeurs votent de manière différente d’une élection à l’autre).
Selon l'hypothèse de Murielle Bègue, les catégories les plus touchées par les difficultés, ces catégories populaires que ne soutient plus le collectif quasi disparu de la culture ouvrière, sont prises entre l'apathie et le mécontentement.
« Sur le fond, l’apathie comme le mécontentement manifestent une faible prise en compte du principe de totalité : l’expérience individuelle est la principale pour ne pas dire l’unique référence des individus qui se rapprochent de ces types-idéaux ; elle n’est pas rapportée à des informations théoriques ou pratiques extérieures à cette expérience vécue, ni mise en perspective dans une optique de solidarité catégorielle ou de communauté de destin. »
La défiance à l'égard des partis de gouvernement serait donc quelque chose comme une défiance à l'égard des processus de décision et de ceux qui y participent, les voyant comme quelque chose de lointain, d'incompréhensible et dont on est victime.
Peut-être alors pouvons-nous imaginer une manière de raccommoder les preneurs de décisions et ceux qui s'en sentent victimes, et d'atténuer quelque peu la double impasse de l'auge à démagogie d'une part et de l'autisme technocratique d'autre part.
Pourquoi ne pas plancher, plutôt que sur le vote obligatoire, sur une participation obligatoire, appuyée sur un système de désignation qui pourrait s'approcher de celui des jurés.
Ce caractère obligatoire ayant en plus l'attrait autoritaire qui aurait le mérite de flatter le désir de poigne et de République toute en majuscule, qui monte et motive une part des électeurs FN, proche en cela du service civique obligatoire dont il fut récemment de nouveau question.
En plus d'être moins coûteux que ce dernier, il permettrait de trouver pour une fois une utilité à notre mille-feuille administratifs tant le nombre de ces institutions offre une multiplicité d'occasions de débats à trancher auquel les citoyens se verraient obligés, à intervalles plus ou moins réguliers – laissons ces questions pour plus tard – de s'intéresser au point d'y percevoir les nuances et les difficultés.
En plus d'accélérer le mouvement de « prendre part » dans lequel la philosophe Nancy Fraser voit une condition de l'émancipation, le renouveau pour partie du personnel de décision par l'ajout ponctuel et régulier de nouveaux venus se mêlant aux experts et élus, atténuerait peut-être un peu la morgue et l'absurde technicité dont font parfois preuve les professionnels de la politique.
Bien sûr ce genre de proposition a de suffisantes allures de gadget pour déclencher les ricanements.
Et puis il n'est pas impossible que les remous que notre démocratie traverse actuellement soient inévitables et les pures conséquences de celle-ci, de ses promesses déçues comme de ses contraintes réelles.
Devant l'ampleur de la crise, les petits bricolages législatifs, à la fois trop contraignants et trop idéalistes, paraissent n'être pas de mise. Bien sûr, si l'on considère que la peur du ridicule doit nous servir d'arbitre et qu'il est risible de tenter d'écoper si l'on n'a à sa disposition qu'une petite cuillère.
Edit du 25 mars :
Une description plus aboutie ci-dessous.
C'est tout ce que le rocardisme avancé est capable d'imaginer : la participation obligatoire ? Pourquoi pas aussi les samedis communistes ? http://fr.wikipedia.org/wiki/Samedis_communistes
A moins que ce billet ne soit un billet d'humour.
Rédigé par : Jean-Michel | 24 mars 2015 à 21:44
Concrètement, s'agirait-il de réserver dans les assemblées élues, une part de citoyen-ne-s désigné-e-s par le tirage au sort ? Un tirage au sort intégral me semblerait risqué (risque de ne pas faire émerger une majorité, et donc possibilité de blocages institutionnels). Le caractère obligatoire se limiterait à l'impossibilité de refuser d'être tiré-e au sort ; en revanche, on ne pourrait pas contraindre les tiré-e-s au sort de siéger effectivement...
Rédigé par : Anne__Lavigne | 24 mars 2015 à 21:59
@Jean-Michel,
Le rocardisme avancé, je ne sais pas, j'avance une piste (ce qui déjà en soi prête le flanc aux sarcasmes).
@Anne,
Plutôt qu'une place permanente dans les assemblées, je pensais à des participations ponctuelles lors de mise en œuvre de projets d’ampleur du type du barrage ou de l'aéroport de NDDDL. Une partcipation qui tiendrait à la fois du travail en commission dans les assemblée et de la délibération finale au moment du vote (en complément de représentants élus, pas à leur place).
Pour ce qui de l'étendu du caractère obligatoire, je n'arrive pour l'instant à faire la part du possible et du souhaitable selon moi.
Bref, tout cela est un peu flou. Une idée vague. Une piste (je me répète).
Rédigé par : aymeric | 24 mars 2015 à 22:17
Ce qui me paraît critiquable (et ce n'est pas du sarcasme) c'est la tendance à penser que le vote FN n'est pas un vote, mais une sorte de symptôme maladif, contre lequel il faut trouver un remède... donc pourquoi pas la participation obligatoire. Or le vote FN est un vote, donc une participation, donc une façon de "prendre part", que cela plaise ou non (ni plus ni moins que le vote PC autrefois, souvent d'ailleurs dans les mêmes communes : cf. le cas de Lanester dans le Morbihan). Que cela plaise ou non, c'est une des manifestations de l'expression démocratique. Pourquoi vouloir la remplacer par un substitut ? La morgue n'est-elle pas déjà là, dans la tentation de décider (entre gens éduqués et intelligents) que certains votes ne sont pas éduqués ni intelligents, donc pas des votes, donc devant être remplacés par des substituts décidés bien sûr par les gens intelligents ?
Rédigé par : Jean-Michel | 24 mars 2015 à 22:52
J'assume tout à fait l'idée que le vote FN a quelque chose d'irresponsable (soit par ressentiment soit même, pour certains, par désir morbide de courir à la catastrophe).
Le vote communiste était soutenu par un corpus idéologique plus construit et s'inscrivait dans une culture ouvrière et syndicale plus développée quand le vote protestataire est le fait aujourd'hui d'éléments davantage isolés.
(cf. par exemple le lien sous le nom "Muriel Bèque".)
En plus dans le cadre actuel d'une demande assez populaire d'obligations de diverses sortes (du service militaire au vote obligatoire) ma piste (ébauchée) me semble à la aussi propre à rebâtir, un tout petit peu, de monde commun, à apaiser, un tout petit peu encore les débats (et accessoirement à être plus économique que le retour des casernes).
Rédigé par : aymeric | 24 mars 2015 à 23:14
L'idée en gros est ébauchée dans mon esprit de la manière suivante :
Pour un certain nombre de projets, dont les critères seraient à définir, plusieurs citoyens non élus, s'ajouteraient aux élus concernés - ne les remplaceraient pas, j'insiste - pour tous les travaux préparatoires (écoute des experts, débats, mise en œuvre du texte, etc.) ainsi que le vote final.
Chaque citoyen devrait s'acquitter de cette mission entre quelques jours et une poignée de semaines deux ou trois fois dans sa vie (à voir).
Le caractère obligatoire ne serait pas sanctionné par une amende ou une punition quelconque mais la participation à cette obligation conditionnerait l'accès à certains droits comme le vote par exemple.
(Et non, pour ceux qui lisent trop vite, il ne s'agit pas d'un retour au vote censitaire. Le droit de vote ne dépendant ni d'un impôt, ni d'un revenu, ni même d'une compétence, mais juste de la marque d'un intérêt et d'une volonté participative. Peut-être que toute la question est de se demander si le droit de vote est essentiellement une liberté d'expression, jusque dans ses aspects les plus tripaux, ou aussi une responsabilité.)
Rédigé par : aymeric | 25 mars 2015 à 07:37
Même formulé comme ça, j'y suis toujours aussi opposé. Je prends le cas de NDDL, cité plus haut comme projet possiblement concerné. Il y a déjà une forte participation sous différentes formes, tant chez les anti aéroport que chez les pro. Chez les anti, que je connais mieux, le degré de participation et les compétences engagées vont bien au-delà de ce qui est proposé ici. Voir par exemple du côté des naturalistes en lutte, qui mobilisent à la fois une expertise juridique et naturaliste. Leur imposer en plus une participation à je ne sais quoi par tirage au sort dont le non respect ne serait "pas sanctionné", mais "conditionnerait" le droit au vote (ô hypocrisie !) me paraît carrément scélérat. Dois-je rappeler que l'interdiction de vote est une sanction pénale en France ? Pour éviter cela, il faudrait alors définir une liste d'engagements associatifs, politiques ou autres, qui exempteraient du tirage au sort ? Plus généralement, comment concilier "volonté participative" et "participation obligatoire" ?
Rédigé par : Jean-Michel | 25 mars 2015 à 08:51
Pour continuer sur le cas de l'aéroport - il se trouve que j'ai moi aussi quelques connaissances impliquées - j'ai l'impression que justement dans ce cas ce qui pose problème c'est que finissent par s’affronter deux légitimités incompatibles (la légitimité institutionnelle contre une légitimité supérieure liée aux intérêts de la Nature - pour faire très vite et résumer à gros traits caricaturaux, je sais que c'est plus complexe que ça). Dans ce cas de figure le débat est impossible.
Mon problème c'est justement de faire revenir l'affrontement dans le cadre des institutions, ce qui implique de les connaitre un minimum.
Et dans ce cas, l'idée d'une "liste d'engagements associatifs, politiques ou autres, qui exempteraient du tirage au sort" me parait tout à fait recevable et même souhaitable à condition toutefois qu'elles soient au moins dans une sorte de rapport de partenariat avec les Institutions délibératives légitimes.
Rédigé par : aymeric | 25 mars 2015 à 11:35
Si l'économiste s'en mêle, le sociologue a aussi, forcément, quelque chose à dire. Et il se doit, lui à qui échoit la lourde tâche de désenchanter le monde, de disconvenir vigoureusement. Les nombreuses analyses de la multitude de dispositifs participatifs qui existent déjà et ne datent pas d'hier - l'un d'entre eux, étudié dans ma thèse, a vu le jour en 1983 - détaillent surtout les diverses manières dont ils sont subvertis, au point de toujours laisser la parole aux mêmes - les autorités quand elles sont présentes, les militants sinon.
Des procédures dans le style des "conseils citoyens indépendants" - indépendant, ce marqueur orwellien par excellence - de la ville de Grenoble http://www.grenoble.fr/1659-conseils-citoyens-independants.htm n'ont qu'un objectif : permettre à un parti faible dans les urnes, mais fort dans la société civile, de placer ses militants à des postes où, au nom de la "démocratie directe", ils pourront contester une démocratie élective sur laquelle, faute d'électeurs, il ne peuvent, au niveau national, peser que de manière détournée.
Comme tu l'écris rapidement, ton dispositif rappelle en effet celui de la cour d'assises. Et puisqu'ils se mêlent de tout, les sociologues se sont aussi occupés de celui-là : http://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-149.htm Ils montrent comment les choses se passent quand on est tiré au sort pour accomplir un devoir civique, comment, notamment, de diverses façon, comme avec tout règle supposées égalitaire dans le genre de la carte scolaire, certains acteurs sont, bien plus que d'autre, en mesure de détourner à leur profit ce dispositif.
Alors, plutôt que d'imaginer qu'une mécanique résoudra le problème, contentons-nous de l'existant : donnons un statut à ces représentantes spontanées de la société civile, ces nombreuses associations militant pour ceci ou cela dès lors qu'elles satisfont à des critères de représentativité, obligeons les autorités à les consulter dans leur domaine de compétence, et on récompensera l'engagement.
Ah ça existe déjà ? Ben alors pourquoi la mairie de Paris a-t-elle, des années durant, entre 2004 et 2007, négocié avec la FFMC une charte du deux-roues motorisé à Paris, charte définitivement oubliée dès la réélection de Bertrand Delanoë acquise ?
Rédigé par : Denis | 25 mars 2015 à 12:33
Comme Denis, je crois qu'il ne faut pas porter aux nues un engagement qui attire d'abord les militants et les autorités.
Au fond, la démocratie représentative fonctionne parce que la plupart des gens n'ont aucune envie de s'occuper des affaires communes. Les cours d'assises sont un bon exemple de cela: combien de tirés au sort ont comme premier réflexe de se faire exempter? Il devient alors évident et fort commode de déléguer à une personne qui veut bien s'en charger. Les élections sont un mode de désignation pour trouver ces volontaires.
Je vais jusqu'à dire qu'il vaut mieux éviter ces instances prétendûment représentatives de la société civile: elles attirent ceux qui sont prêts à y passer du temps. C'est une définition du militant, et c'est au moins de temps en temps contradictoire avec une approche d'abord rationnelle des problèmes.
Rédigé par : Proteos | 25 mars 2015 à 20:46
Le problème de l’entrisme militant est au moins partiellement évité lorsqu'on procède par désignation au hasard.
Si le principal souci c'est le fait qu'il y ait détournement de la parole au profit de certains, même s'il est majoritaire, ça ne me parait pas une raison suffisante pour abandonner l'idée. Comme nous sommes en l’occurrence dans la perpétuation de l'existant - une classe prend la parole au détriment d'une autre - il faudrait que la perversion soit systématique pour que le système n'ai pas de vertus suffisante pour mériter d'exister.
L'ajout d'un dispositif technique n'est pas incompatible avec l'amélioration de l'existant, bien au contraire (on en a même causé plus haut).
Enfin je n'ai rien contre une approche rationnelle des choses, bien au contraire je serais plutôt technocrat friendly, mais il est difficile de nier que le supposé primat du technique dans les décisions souffre aujourd'hui d'un sérieux problème de légitimité. L'idée c'est justement par ce biais de lui en redonner.
Rédigé par : aymeric | 26 mars 2015 à 11:52
Sinon, quelques liens qui m'ont été envoyés à la faveur du mini débat que ce billet a fait naître sur twitter :
http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/642-la-classe-tatouee.html
http://www.policy-network.net/pno_detail.aspx?ID=4845&title=An-Athenian-solution-to-democratic-discontent
http://www.g1000.org/en/
http://www.laviedesidees.fr/Les-vertus-du-plus-grand-nombre.html
http://econoclaste.org.free.fr/econoclaste/?p=6526
Rédigé par : aymeric | 26 mars 2015 à 11:56