«Un wagon dévale une pente à vive allure car ses freins sont hors-d’usage. Plus bas sur la voie travaillent cinq ouvriers qui vont être écrasés, d’autant qu’il n’y a aucun moyen de les prévenir. Toutefois, un aiguillage permettrait de faire aller le wagon sur une autre voie où un seul ouvrier travaille. Quelqu’un, qu’on appellera Denise, a la possibilité d’actionner cet aiguillage. A-t-elle le droit de le faire ? 85% des personnes interrogées affirment qu’elle en a le droit. Cela ne surprend pas vraiment : ne vaut-il vaut pas mieux qu’une seule personne meure plutôt que cinq ?
On change maintenant le scénario (le gros homme ou la passerelle). Le wagon dévale la pente, mais il n’y a aucun aiguillage. Toutefois, un individu nommé Frank se trouve sur une passerelle qui enjambe la voie, à côté d’un homme suffisamment gros pour que, si Frank le pousse et qu’il tombe sur la voie, son corps arrête le wagon et l’empêche de poursuivre sa route meurtrière. A-t-il le droit de le faire ? Cette fois, 88% des mêmes personnes interrogées nient qu’il en ait le droit, alors même qu’ainsi une seule personne mourrait plutôt que cinq, tout comme dans le cas précédent.»
extrait de ce site
Alors qu'il y a quinze ans maintenant je débarquais de ma Loire-Inférieure natale pour entamer le chapitre parisien de mon existence, en haute place dans la liste des lieux qu'il me fallait découvrir se trouvait le Procope, ce café vieux d'un demi-millénaire, lié aux très riches heures de la révolution française, situé sur un des ces charmants passages si typiquement parisien qu'il se trouver en photo dans bien des guides et pourvu, me disait-on, d'une carte des plats plus qu'honorable.
D'ailleurs rien qu'à l'évocation de ce café je salive encore aujourd'hui comme un chien russe entendant sonner clochette.
C'est sans doute la raison pour laquelle, un soir que je m'attaquais aux pliage et rangement d'une butte de textiles équivalant à trois ou quatre machines de linge, mon attention s'est davantage portée sur l'émission de radio en fond sonore de la tache monotone qu'à ladite tâche, au risque de remplir les tiroirs de paires de chaussettes mal assorties.
Se déroulait alors la retransmission en direct du débat préliminaire à l'attribution du premier prix Procope des lumières, prix « attribué à l’auteur d’un essai politique, philosophique ou sociétal, écrit en langue française et paru en librairie pendant l‘année en cours, du 1er janvier au 30 novembre. »
Par le nom alléché, donc, je suivis l'heure d'émission qui aboutit au couronnement du livre de Ruwen Ogien : L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale.
De mémoire tous les jurys semblaient d'accord pour dire que le vainqueur se détachait, à l'exception d'Aude Lancelin, heurtée dit-elle par un ouvrage introduisant la pensée néolibérale dans la philosophie française.
On se demande bien ce ça peut vouloir dire à part peut-être que cela semble très mal et qu’Aude Lancelin prend au sérieux son rôle de vigie qui l'aura déjà vue dénoncer les dangers de l’américanisation du Collège de France, toujours prompte à déceler des menaces où d’autres ne verraient rien, telle une Sœur Anne qui verrait tout venir.
Quoiqu'il en soit, c'est en lisant quelques mois plus tard L'Odeur des croissants chauds que j'ai appris l'existence du dilemme dit du « gros homme » raconté à l'entrée de ce billet, en haut et en gras.
Il se trouve qu'hier, à la faveur d'un temps de lecture et de thé vert, je suis retombé sur ce dilemme avec cette nouvelle information surprenante : lorsque la question est posée dans une langue étrangère - compréhensible aux interrogés, bien entendu – la proportion de ceux qui trouvent acceptable de pousser le gros homme augmente significativement. Il semblerait que le filtre d'une autre langue rende le processus de décision plus rationnel et moins dépendant de facteurs émotionnels.
La revanche de Babel, en somme.
C'est peut-être, me dis-je alors après m'être brulé la langue comme à chaque fois que je bois du thé, c'est peut-être, donc, une des raisons pour lesquelles les décisions qui se prennent à Bruxelles, toutes entachées de ce rationalisme funeste dont le cosmopolitisme semble être le terreau, paraissent aussi insupportables à un pays si fier de sa viscéralité et où, par exemple, à chaque fait divers doit répondre une loi dans les cinq jours.
Pis encore, cette pente vers le raisonnable dénature, c'est certain, le débat politique lequel doit être basé, on le sait chez nous, sur l'affrontement et non sur le compromis.
Pleurons donc les heures les plus lumineuses de notre histoire quand les débats vous avaient suffisamment d'allure pour ne pouvoir être tranchés que par le couperet de Sanson.
Sauf que, sauf que. Peut-être alors était-ce l'excès du recours à la Raison qui justifiait l'ouverture de la Place de grève le dimanche.
Ce qui me fait penser que je ne me suis toujours pas payé de gueuleton au Procope.
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