En une année, je me suis constitué une collection appréciable d’images pornos même si, sur la plupart des clichés, l’extrême blondeur des cheveux, le brun égal des corps et le rose saturé des entrejambes ont perdu leur éclat sous l’action conjuguée de la pluie, des chiens errants et des manipulations anonymes. Abandonnés dans l’herbe, les magazines présentaient leurs modèles grimaçant d’extase devant un paysage déserté, des murs aveugles et des carcasses de réfrigérateurs.
Le canapé c’est aussi l’endroit où on lit : les reins qu’un coussin cale, jambes allongées sur la table basse, et parfois un peu de musique si celle-ci n’incommode pas trop le liseur.
L’endroit où sont parcourus, feuilletés, dévorés les ouvrages dont, dans l’inconfort de ma chaise en dur au design Made in Sweden, je vous rends parfois compte un peu plus tard ; un jour…
Un jour comme celui-ci où, les fesses martyrisées par le contreplaqué, je vous tape mes très grandes et très riches considérations sur Philippe Vasset.
Tout d’abord, tout le monde n’étant pas censé avoir entendu parler de lui, sacrifions à une rapide présentation :
Scribouillard polymorphe - ce qui est quasi indispensable lorsqu’on veut vivre dans le papier - il a longtemps donné de sa personne au journalisme avant d’accéder, il y a cinq ans, à l’aristocratie de l’édition : le livre imprimé.
Mais attention, il y a journalisme et journalisme, et ce monsieur ne fait pas dans les chiens écrasés ni même, un rien plus noble, dans la critique artistico-culturelle.
Non, non, non.
Il y a toujours eu chez cet homme du baroudeur et du séditieux dans le gratte-papier. C’est Intelligence Online qui l’emploie.
Oui, car Intelligence Online, qu’on appelait n’y a pas si longtemps le Monde du Renseignement, s’est fait un devoir – en même temps qu’un gagne-pain – de décrypter « les activités d'influence dans le monde, que celles-ci soient menées par des cabinets de lobbying, des services de renseignement ou des cellules d'intelligence économique. Et il évalue les risques émergents à travers le monde : terrorisme, prolifération, crime organisé, blanchiment, instabilité politique, etc. »
Avouez que l’ambition est excitante.
Bon, en même temps, je comprendrais que ça vous laisse froid mais, pour ma part, sachez que pas plus tard qu’un peu plus jeune, je m’intéressais beaucoup au mystérieux dessous des choses. Du genre à ne pas rater les Rendez-vous avec X et à traquer l’influence des services secrets, mafia ou lobbys dans tous les événements géopolitiques.
Bref, l’ordinaire du petit complotiste en devenir même si c’est une étape que je n’ai pas franchie (la faute à un peu trop de scepticisme et de gènes soc-dem sans doute).
Mais j’ai – terrible aveux – conservé de cette période quelques penchants coupables pour les arts martiaux, les traités de stratégie ou les films à flingues – Sacrament ! je n’en finirai donc jamais avec le GI Joe qui est en moi !
Mais revenons à notre Vasset.
Il était un peu question de lui ces dernières semaines pour cause d’un livre sorti il y a suffisamment peu de temps pour que vous puissiez encore le trouver sur les étals des libraires : Journal intime d’un marchand de canons.
Un livre a priori largement nourri par ses activités professionnelles mais dont je ne vais pas vous parler pour l’instant car je ne l’ai pas encore commencé. Non, je comptais plutôt vous entretenir de celui d’avant : Un livre Blanc.
Si traînent ici des lecteurs ayant à la fois de l’ancienneté et de la mémoire, j’en ai causé, fort brièvement, il y a un bon moment. (Donc, pour le marchand de canon, comptez sur un billet dans un an environ.)
Un très bon livre que ce livre blanc.
Déjà, il qui part bien armé de son idée : aller explorer – puis en rendre compte – les zones que les cartes ont laissées en blanc.
A tenter d’écrire le territoire, l’écrivain se fait arpenteur, géographe – mais pas du tout à la façon d’un Jean Echenoz qui, un temps, réclama ce titre. Plutôt dans la lignée d’un Georges Perec, d’ailleurs cité.
Ecrivain explorateur aussi, qui parcourt le monde pour le dévoiler, soulever le tapis et déployer l’off. Et, à cette tâche, ne pas hésiter à s’écorcher genoux et coudes dans d’improbables escalades ou encore à risquer de faire de mauvaises rencontres, du genre de celles qui vous dépouillent.
Finalement, à trainer dans ces endroits plus abandonnés que vraiment vierges, quitte parfois à payer de son corps et de sa bourse, on pourrait dire que l’auteur a transposé un peu des barouderies sur lesquelles il travaille d’ordinaire.
Ces inscriptions, mais aussi les cercles de cendre, les chiens errants, les monticules de boîtes de bières, les voitures calcinées et les vitres méticuleusement brisées, tout cela participait à une atmosphère de transgression lasse, celle d’une interminable journée d’été passée à tourner en mobylette autour de l’église.
Comme on pouvait s’y attendre, ce qui vit dans ces zones blanches baigne dans un sordide un peu blême. Mais Vasset sait ne pas forcer le trait pour affliger, préférant s’attarder sur l’incongru, telle cette bâtisse en morceaux, le toit crevé pourtant orné d’une antenne parabolique flambant neuve avec, à ses pieds, une dizaine de voitures de sport sans plaque d’immatriculation.
J’écrivais comme on shoote dans des boites de conserve, lançant des phrases contre tout ce qui apparaissait.
La poétique du détail dans la ruine, une alternance toute chaloupée entre une écriture de notes aux vents, des réminiscences aléatoires et l’exposition précise du projet ; une inventivité typographique bien tempérée, les insertions de cartes comme des respirations graphiques, voilà décidément un territoire fort bien aménagé.
Au fur et à mesure de la rédaction, s’est en effet imposée l’idée que l’art en général et la littérature en particulier feraient bien mieux d’inventer des pratiques et d’être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis et de courir après les tout derniers spectateurs pour qu’ils viennent les admirer. On pourrait même imaginer une nouvelle discipline artistique, faite d’énoncés et de formules : charge aux amateurs, s’ils le désirent, de réaliser les projets décrits, sachant que la majorité n’en fera rien, se contentant d’imaginer, à partir des instructions, de possibles aboutissements, l’œuvre elle-même étant cette oscillation, ce précaire équilibre au seuil de l’expression.
Résumons, ce livre est bon, très bon même ; bien plus qu’un beau projet. Une réussite ?
Pas tout à fait non plus car il faut bien que je pinaille.
Mais pourquoi aussi Philippe Vasset a-t-il tenu à larder son bel ouvrage de saillies teigneuses contre la fiction ?
Et que ce procès me fatigue : la fiction qui vous dévie du Vrai, c’est un narcotique dans lequel on se dissout et qui vous éloigne de ce que vous Devriez voir. Du divertissement dans toute sa noirceur de péché.
Du bon gros puritanisme oui, et dont ce pauvre Philippe semble comme possédé – oui, possédé, car il n’y a finalement pas pire dépossession de soi que l’obsession, fusse-t-elle du réel.
Qu’on en juge d’après l’entame de son dernier ouvrage: « A l’origine du projet, l’écart sans cesse grandissant entre les fictions dont on nous abreuve ad nauseam et un réel presque invisible. »
Fumeux "réel", dont on se demande s’il n’est pas plus fantasmé qu’autre chose, une vraie fiction tyrannique pour le coup.
Mais pouvais-je m’attendre à ne pas trouver ces mauvaises accusations dans un ouvrage qui se place aussi nettement sous le haut patronage d’un autre des mes amours adolescent(e)s, le situationisme ? (La proximité du projet avec le concept de dérive saute aux synapses par exemple.)
Une avant-garde qui ne fut pas sans qualités – je me fendrais peut-être un jour d’un inventaire - mais qui s’est quand même bien plantée dans sa recherche stérile d’une supposée authenticité perdue.
Enfin, comme je suis d’une nature plus jésuite qu’autre chose, je n’aurai pas trop de peine à lui pardonner ces travers car, après tout, il m’a bien diverti.
(Toutes les paragraphes en italique proviennent de l’ouvrage critiqué ici.)
Et bien voilà une critique qui touche son but car elle me donne bien l'envie d'aller y voir.
Rédigé par : le passant | 09 avril 2009 à 13:34
Bien content alors car je pense, mais je me répète, que malgré ses défauts ce bouquin plutôt inventif vaut le coup.
Rédigé par : aymeric | 10 avril 2009 à 19:19