Toujours le nez dans mon Ricœur (que voulez-vous, je ne lis pas très vite et puis je suis toujours sur plusieurs livres en même temps et avec les enfants et le travail aussi et, non, je ne suis pas en train de me justifier…) et bien accroché.
Allez, un p’tit bilan à mi-parcours :
Après 150 pages sur les conceptions strictement marxistes de l’idéologie (oui, les car, des premiers écrits du jeune Marx à ceux de la maturité le concept a eu le temps d’évoluer) on aborde l’approche althussérienne du problème.
On reste (je n’ose dire grenouille) dans les mêmes eaux, Althusser prétendant achever le marxisme en s’appuyant sur la version tardive de celui-ci et les conceptions engeliennes d’infrastructure et de superstructure.
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Ah, je sens que je suis en train de perdre mes lecteurs là…
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Bon, en très gros, chez Marx l’idéologie s’oppose, au moins dans les premiers temps, à la réalité, à la praxis. Jusqu’à présent la philosophie ne s’intéressait qu’aux idées (à l’idéologie suivant Marx) et à leur histoires alors qu’elles ne sont que l’écume et le reflet des conditions réelles d’existence que Marx – ah, Dieu, merci d’avoir inventé Marx, vous étiez pas forcé – lui, a réussi à isoler.
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Poussant cette idée le marxisme orthodoxe va, via Engels, déduire deux choses :
- Les conditions réelles d’existences se résument aux bases économiques et tout le reste (les idées, les mœurs, le droit, le reste on vous dit) n’en est que le produit. Pour le dire dans le jargon : l’infrastructure génère la superstructure.
- L’idéologie, en tant que pensée du monde s’oppose moins au réel qu’à la science, la vraie, le marxisme quoi (ah ah ah ! Excusez-moi.) qui, lui, explique les choses sans se laisser abuser par les faux problèmes et sait que tout ça ne s’explique, au fond, que par les conditions économiques : l’infrastructure donc.
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Belle construction mais le réel, cet emmerdeur, va obliger tous ces penseurs à pas mal de contorsions.
Un exemple :
- La révolution viendra des contradictions du système capitaliste-industriel parvenu à son état d’achèvement.
- Ah… Mais la révolution Russe. On ne peut pas vraiment dire que le Russie de 17 était l’exemple de la dernière modernité capitaliste et industrielle.
- Oui !
- Et ?...
- C’est le fait d’autres éléments qui jouent (la tradition nationale, les aléas historiques, les événements internationaux…)
- Donc des éléments appartenant à la superstructure. Donc l’infrastructure n’est pas vraiment déterminante en dernier ressort.
- Mais si mais si !
- …
- La superstructure peut réagir sur l’infrastructure mais SEULE l’infrastructure détermine, en dernière instance, tout le reste.
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Dégagé de l’intimidation de l’étudiant craignant qu’à s’interroger sur ces contradictions on ne le prenne pour un pauvre ignorant béotien butor de pieds plats ridicules, on peut tout de même remarquer que l’ensemble a des allures bancales et qu’il ne semble tenir debout qu’à l’aide d’un gros scotch théorique aux sophistications dignes de la plus belle théologie byzantine.
Car au fond, même un marxiste orthodoxe (enfin, orthodoxe selon lui) comme Althusser est bien obligé de reconnaitre que, malgré tous ses efforts, la causalité mécaniste infra-> super offre un modèle explicatif insuffisant, qu’il faut bien réintroduire un peu de réciprocité et remettre en question (oh, pas trop, on est marxistes tout de même) la soumission de la superstructure :
« Une révolution dans la structure [de la société] ne modifie pas ipso facto en un éclair les superstructures existantes et en particulier les idéologies, car elles ont comme telles une consistante suffisante pour survivre hors du contexte immédiat de leur vie, voire pour recréer, secréter pour un temps des conditions d’existence de substitution. »
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Et là, comme souvent, je ramène au chausse-pied tous ces belles et grandes réflexions aux petits soucis de ma pomme et me demande si en secouant ma superstructure, en la déguisant comme si son infra pétait le feu je ne redonnerai pas un peu de peps à cette dernière.
Eh oui ! Mais il y a beaucoup de marxistes qui s'ignorent y compris chez les plus éloignés du marxisme en apparence. Cette histoire d'infrastructure et de superstructure est liée à la modernité occidentale et au primat (supposé) de l'économique (l'infrastructure, chez Marx, est économique). Combien, même à droite, même du côté patronal, pensent que l'important est d'assurer *d'abord* le développement, la croissance économique et que le reste viendra de surcroît ?!! Marx n'a jamais fait que donner une expression systématique à l'économicisme occidental (le primat de l'économique donc) qui est l'une des croyances la plus répandue bien au-delà des rangs marxistes.
Je crois (mais je ne suis pas sûr du tout de ma mémoire là-dessus) que Louis Dumont disait déjà des choses comme ça...
A cette ontologie moniste et annexionniste (la théorie de la superstructure était finalement un moyen d'annexer tout l'humain à l'économique, de même d'ailleurs que la théorie de la sublimation était pour Freud un moyen d'annexer tout l'humain à la sexualité), il est temps d'opposer une ontologie plurielle et non annexionniste.
C'est ce que propose en autre Gagnepain que tu ne t'étonneras pas de me voir citer (mais il n'est pas le seul). L'humain (les choses humaines, ta antropeia, comme disait Aristote) est à la fois langage, technique, politique, droit... Il est tout cela à la fois, sans hiérarchie et donc sans "superstructure" aucune, sans "infrastructure" non plus. Et il n'est même pas sûr que "l'économique" existe autrement que comme construction hybride (toutes les sociétés, en tous cas, non pas connu notre "économique").
Rédigé par : Jean-Michel | 21 février 2008 à 14:48
On peut souligner que d'autres sociologues (annexionistes par définition :-) )pourtant influencés par le marxisme n'ont pas cette conception économico-centrée du social. C'est le cas de Bourdieu qui par sa notion de champ et de capital spécifique à ce champ, introduit à une sociologie de la domination non exclusivement économique.
Rédigé par : le passant | 22 février 2008 à 01:02
Plus généralement, l’idée est de se méfier des théories ramenant tout phénomène à une cause unique quitte à devoir multiplier les acrobaties intellectuelles pour préserver la toute puissance de cette dernière. Un truc assez poppérien en somme
En ce qui concerne l’économique, je suis d’accord mais je pense aussi qu’il y a symétriquement un danger à vouloir le nier.
Comme si, à mettre en cause la pureté (en quoi serait-ce une condamnation quant à son utilité d’ailleurs ?) des sciences économiques on cherchait non seulement à les nier théoriquement mais à prétendre s’affranchir purement et simplement des phénomènes qu’elles décrivent et des analyses qu’elles en proposent.
Pourtant, les uns et les autres ne me semblent pas ne rien peser dans nos vies actuelles.
Quant à Bourdieu, je le connais mal mais il me semble qu’à penser les choses essentiellement sous l’angle de la domination il s’est un peu enfermé, non ?
Rédigé par : aymeric | 22 février 2008 à 10:42
Il ne s'agit pas de nier l'économique, mais de le voir comme une construction humaine (d'où l'intérêt de la notion de "performativité"). Les marchés, comme le dit MacKenzie, ne sont pas des forces de la nature, mais des créations humaines, que l'on va pouvoir étudier exactement comme on étudie, par exemple, la cosmologie des Dogons (Griaule) ou le système d'échange de la Kula (Malinowski) ou encore le totémisme australien... Cela présente plusieurs avantages : les Occidentaux (re)deviennent des humains comme les autres avec leurs cosmologies, leurs croyances, etc. ; il n'y a plus de "grand méchant marché" (the Great Big Wolf !, épouvantail de toute une pensée qui se veut "radicale") ; on comprend que ce qu'on a "performé" d'une manière, peut sans doute être "performé" autrement (la question devient "quel monde voulons nous "performer"" ?).
Sur l'économie pure, c'était la croyance de Walras et Cie dont l'idéal de la science a toujours été celui de la physique. Leur projet était au fond celui d'une physique sociale et les "lois" de l'économie étaient posées comme des lois ou des forces naturelles. Laisser croire que des phénomènes humains sont des phénomènes naturels doit bien présenter quand même quelques inconvénients ! La tentative de Pareto de faire rentrer par la bande, sous le nom d'actions non-logiques, ce que la théorie pure avait commencé par éliminer est de ce point de vue assez pathétique. Il aurait mieux valu tenir compte d'emblée de l'humain.
Sur Bourdieu, je suis assez d'accord : à ne voir partout que domination il finissait par ne plus dire grand chose. Cf. son livre sur la domination masculine : les femme, toujours et partout, sont dominées, dominées et encore dominées. Comment rendre compte alors de la différence de condition (bien réelle quand même ?) entre, par exemple, les femmes afghanes sous le régime des Talibans et les ministres, journalistes ou professeures d'université de nos métropoles occidentales ?
Bon, mais je me laisse aller à ma tendance professorale là ;-) déformation professionnelle !
Rédigé par : Jean-Michel | 23 février 2008 à 10:04
Pas de problème Jean-Michel : je ne déteste pas tes leçons.
Rédigé par : aymeric | 25 février 2008 à 09:50