Alors que je furetais sur la toile, à la recherche d’articles,
analyses ou commentaires à propos de la dernière réforme des retraites de 2003,
j’ai fini par jeter mon dévolu sur de vieux articles de Thomas Piketty (déjà)
auquel je décidai de renvoyer le passant, commentateur habitué de ces pages
(mais trop rare ces derniers temps).
Continuant ma lecture de ces anciennes chroniques je tombai sur celle-ci
qui, en mettant le doigt sur des choses assez essentielles, n’a rien perdu, à
défaut de son actualité, de sa pertinence.
Un point central du discours de la gauche de la gauche (mais pas
seulement) est la défiance vis-à-vis du marché, considéré comme une perversion
des rapports humains ou, au mieux, comme un mal nécessaire qu’à défaut de
pouvoir éradiquer il faut strictement encadrer afin d’en limiter les effets,
forcément, majoritairement négatifs.
Les libéraux étant symétriquement accusés d’être dans l’adoration
irrationnelle, quasi religieuse dudit marché quand ils ne légitiment pas
purement et simplement leur position dominante.
Il conviendrait donc de faire intervenir une force publique, parée
du coup de toutes les vertus, afin de réintroduire un peu de justice sociale et
de bon sens, le marché étant, par nature, destructeur inégalitaire, court
termiste. Autrement dit, il s’agit de laisser la direction des opérations
au seul garant de l’intérêt général : l’Etat.
Or, comme le rappelle Piketty : « dans leur majorité, les morts
du communisme sont en effet des morts "économiques", victimes de
famines dévastatrices et de conditions de vie misérables. Sur les 85 millions
de morts dénombrés par Stéphane Courtois, au moins 70 millions peuvent être
attribués à des famines (dont 15 millions en Union soviétique et près de 50
millions en Chine pendant le "Grand Bond en avant"). […] Dans une
large mesure, ces morts sont "non intentionnelles": les dirigeants
communistes pensaient sincèrement qu'ils mettaient en place un système
économique qui permettrait l'émancipation des travailleurs et le progrès social.
C'est cette particularité des morts du communisme qui les rend incomparables
aux morts du nazisme. Elle permet de penser la continuité entre les dizaines de
millions de morts causées par les régimes communistes et les centaines de
millions de vies qu'ils ont brisées, par des heures d'attente quotidiennes
devant des magasins vides, par la promiscuité des appartements communautaires,
par une inefficacité et une démotivation généralisées. Outre qu'ils partagent
la même origine, ces vies brisées sont souvent assez peu distinguables des
morts eux-mêmes (l'espérance de vie en Union soviétique n'a jamais dépassé 61
ans pour les hommes, et elle baissait régulièrement depuis 1960). »
A méditer.
Il me semble qu'il y a tout de même une part volontaire dans certaines famines du communisme, notamment celle du Grand Bond en Avant : sauf erreur de ma part, Mao accepta de livrer d'immenses quantités de blé à l'URSS en échange de la bombe, tout en sachant qu'il condamnait à mort des millions de chinois.
Je ne suis pas sûr que l'interprétation de Piketty soit vraiment exacte. Mais bon, en même temps... moi je peine déjà à piger les effets accélérateurs et multiplicateurs, alors mon avis...
(See you ce mercredi, au fait ?)
Rédigé par : Raveline | 26 novembre 2007 à 00:09
Ouais, bon, il charge un peu la barque, c'est vrai.
Mais, il ne me paraissait pas inutile de rappeler que le communisme ne pose pas uniquement problème à cause du stalinisme. L'idée qu'il existe une alternative au marché, en l'occurrence la planification, idée qui, toute généreuse qu’elle fut, parce qu’elle surestimait, entre autres, la capacité à extraire l’information nécessaire à son activité, n’aura provoqué au final qu’appauvrissement généralisé et mortalité en hausse.
(Voir aussi, à ce propos, le lien vers un article de John Kay qui se cache derrière "direction des opérations")
Sinon, non, pas de République des Blogs pour moi ce mois-ci ; ma moitié sort et je suis donc de garde d’enfants ce mercredi. Pas plus mal au fond parce que j’avais du boulot cette semaine et qu’à mon (grand) âge on met du temps à se remettre de ce genre de soirée.
Je penserai à vous demain soir.
(Ceci-dit, comme je te l’avais déjà dit, on peut aussi se voir sans ce genre d’occasions.)
Rédigé par : aymeric | 27 novembre 2007 à 15:13
D'accord avec Raveline : sur le "grand bond en avant", je constate que Piketty n'est pas aussi bien renseigné que les auteurs de la biographie Mao, l'histoire inconnue, où le cynisme de Mao face à la mort de ses compatriotes est assez édifiant...
C'est une bonne lecture, que je te conseille mon cher Aymeric (je crois d'ailleurs savoir que tu es en possession de cet ouvrage).
Rédigé par : Thomas | 27 novembre 2007 à 22:01
OK, mais qui pose aujourd'hui le débat ainsi : soit le communisme, soit le libéralisme économique ? C'est inquiétant. ça conforte ce que je dis sur le retour au XIXe. On a de plus en plus l'impression d'un immense vide - ground zero après le 11/09 ! - entre la droite sarkoziste et l'ultra-gauche. Et si ce vide n'est pas comblé rapidement par des pensées et des projets réellement novateurs, si la gauche et le centre ne sont pas capable de ce travail (et il ne suffira pas de quelques replâtrages rapides, de quelques synthèses molles à la Hollande), il y aura vraiment de quoi se faire du souci. Quand je vois le nihilisme absolu de nos "amis" bloqueurs (et casseurs) de Rennes 2 (ils me font beaucoup plus penser aux Possédés de Dostoïevski qu'à nos ex-profs désormais collègues ex-soixante-huitards), je me dis que la France qui, dans les années 1970, avait échappé au terrorisme style Fraction armée rouge qu'avait connu l'Allemagne, n'y échappera peut être plus très longtemps !
Mais la seule pensée économique (même alternative façon "alter éco") ne saurait tenir lieu de pensée politique. D'ailleurs, la vision libérale du marché est moins éloignée qu'on ne le pense trop souvent de la vision planificatrice en URSS. Le marché de concurrence pure et parfaite vaut bien le Gosplan dans la négation de l'altérité. Ils reposent tous deux sur une anthropologie iméginaire (au sens lacanien, celle d'un autre qui serait transparent). Je l'avais démontré il y a quelques années dans ma thèse. Une autre démonstration a été faite depuis, par une autre entrée, et totalement indépendamment, par Jacques Sapir (Les trous noirs de la science économique - Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Albin Michel, Paris, 2000).
Quant à la lecture que fait Piketty des victimes du communisme je ne la trouve pas scientifiquement très rigoureuse. Peut-on compter les "victimes" de la faible espérance de vie avec les victimes du Goulag ou de la famine en Ukraine ? Dans ce dernier cas en plus, je crois me souvenir (lecture du livre de Heller, l'utopie au pouvoir) que Staline avait refusé une offre d'aide occidentale laissant ainsi délibérement mourir les gens.
Rédigé par : Jean-Michel | 27 novembre 2007 à 22:03
@ Thomas,
Ah ah, je m’attendais à ce commentaire de ta part. Oui, il est bien chez moi et traine en compagnie de quelques autres) près de ma table de nuit. Bientôt bientôt…
@ Jean-Michel,
Disons qu’une pensée qui ne nierait pas l’intervention du collectif mais ne chercherait pas non plus à remplacer une économie de marchée jugée mauvaise en soi existe mais qu’elle est inaudible.
(Un exemple de ce genre d’approche dans ce rapport : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/054000092/0000.pdf )
Alors, bien sur, ça ne propose pas de solutions clef en mains, ça passe par l’expérimentation, l’erreur, ça demande de l’humilité devant les faits, bref, ce n’est pas vendeur.
C’est surement plus payant politiquement d’opposer la bienveillance de l’Etat à la rapacité du marché (ou l’inverse mais je crois qu’à droite, que je connais moins bien, on joue surtout d’autre ressorts : les mœurs, la sécurité, l’identité…).
Maintenant sur l’article de Piketty, comme je le disais, oui, il en rajoute et ça nuit à sa démonstration, cependant, si, sans aide internationale, la famine se déchaine c’est quand même que le système de production était en faillite. Le communisme n’a pas toujours connu Staline mais n’a jamais connu de semblant de prospérité.
Rédigé par : aymeric | 28 novembre 2007 à 17:00
En tout cas si science il y a , la critiques de ces ouvrages "scientifiques" semblent être plus proche des débats du "masque et la plume" que d'un congrès de physiciens.
Par exemple à propos du livre de Jacques SAPIR
http://econo.free.fr/scripts/notes2.php3?codenote=73
http://www.alternatives-internationales.fr/les-trous-noirs-de-la-science-economique-jacques-sapir_fr_art_141_14699.html
Rédigé par : le passant | 08 décembre 2007 à 00:51
Et , pour répondre à Aymeric (pardonnez mon esprit en escalier, ou plutôt en ascenceur de souris), il est évident (pour moi en tout cas), que par delà le stalinisme, c'est l'idée même de communisme qui s'est heurté à la réalité du social. Cependant dire que le communisme a failli parce qu'il n'a jamais connu de semblant de prospérité c'est une fois de plus identifier le système social à un simple système économique. Or si le communisme a été pensé avant tout comme un système économique, c'est parce que le marxisme est né dans la société industrielle du XIX ème. Mais derrière les rapports économiques, c'est bien de rapports sociaux dont il s'agit, et l'erreur fondatrice du communisme est bien cette vision d'un individu qui serait l'incarnation du collectif. Mais comme le dit Jean-Michel, la conception du social qu' a le libéralisme quand il pense le marché comme espace de concurrence parfaite ne semble pas beaucoup plus pertinent en posant lui l'individu comme préalable au collectif. Or c'est bien en dépassant cette oppositon : l'individu fondu dans le collectif/ l'individu comme préalable au collectif, qu'on pourra renouveler la pensée politique.
Rédigé par : le passant | 08 décembre 2007 à 10:25