En ce moment je lis Sortir du pessimisme social, de Gérard Grumberg et Zaki Laïdi (et oui, comme je me suis à peu près résolu à voter Royal, je me donne du cœur à l’ouvrage) et hier soir, ce livre est venu percuter l’actualité d’une manière assez inattendue : page 178 on peut lire : « Un homme politique de gauche aura du mal à mettre en évidence les responsabilités de certains syndicats dans le refus d’évoluer. Inversement, un homme politique de droite hésitera à montrer du doigt un patron défaillant. Chacun pris dans un jeu de rôle hésitera à "faire le jeu de l’adversaire ". »
Ces lignes m’ont frappé par la ressemblance qu’elles offraient avec celles récemment écrites par Koz : « L’un des défauts de la droite est probablement de ne pas dénoncer avec autant de vigueur les abus venant du haut et du bas de l’échelle sociale. D’évoquer les abus des assistés mais de taire ceux des patrons. Pourquoi ? Parce qu’après tout, la gauche s’occupe des patrons, alors chacun son fonds de commerce… Inversement, d’ailleurs, on pourrait reprocher à la gauche de ne pas être plus ferme sur certains abus. »
Double ravissement de voir la quasi gémellité de propos entre l’illustre et sarkozyste blogueur et les auteurs d’un opuscule pro-ségoléniste (en ce qu’ils voient en elles la promesse d’une modernisation de la gauche) comme de constater, avec cette fois moins de distance amusée, que certains abus peuvent parfois dépasser les traditionnels, pour ne pas dire clientélistes, clivages.
Au-delà du ressenti et pour revenir au fond de l’affaire, ce nouvel exemple d’amoralisme patronal et d’affolante disproportion des revenus, m’est revenue (sic) en mémoire une vieille tribune publiée par Daniel Cohen dans le Monde, dans laquelle il s’interrogeait sur le caractère juste ou non du salaire des patrons.
.
Tribune que je me permets (en toute illégalité j’en ai peur) de reproduire ici :
.
.
« Les patrons sont payés aujourd'hui comme des rock stars ou des sportifs de haut niveau. Aux Etats-Unis, les dirigeants des cinq cents premières entreprises ont gagné l'an passé, selon le magazine Forbes, une moyenne de 10 millions de dollars. Pour moitié il s'agit de salaires, pour moitié de stock-options encaissées au cours de l'année, lesquelles expliquent quelques pointes au-dessus de 200 millions de dollars, comme pour le patron de Yahoo !
Les PDG français sont à moitié, environ, du niveau américain (2,3 millions hors stock-options en moyenne pour les dirigeants du CAC 40, ce qui les place devant leurs collègues britanniques) avec des pointes également dues aux stock-options. La dernière en date est celle d'Antoine Zacharias, le désormais célèbre ex-président de Vinci, dont les plus-values sont évaluées à 170 millions d'euros. Par comparaison, le revenu annuel de Zinédine Zidane est estimé à 15 millions d'euros.
Le parallèle avec le revenu des sportifs pose une question : si l'on trouve « naturel » que Zidane gagne beaucoup, pourquoi devrait-on être choqué que les PDG, dont les décisions commandent le destin de plusieurs centaines de milliers de personnes, gagnent autant ? En d'autres termes, sur quelle échelle morale faut-il inscrire, si besoin était, le jugement porté sur leurs rémunérations ?
Au Moyen Age, les penseurs scolastiques, interpellés par la renaissance du commerce et de la monnaie, se sont posé la même question : qu'est-ce qu'un prix « juste » ? Saint Thomas notait que « le prix des choses qui se vendent ne s'estime pas d'après la hiérarchie des natures, puisqu'il arrive parfois qu'un cheval se vende plus cher qu'un esclave ». Duns Scot, autre grand penseur scolastique, estimait qu'un prix était juste à deux conditions : « La première est que l'échange soit utile à la communauté et la seconde que la personne reçoive dans l'échange une récompense fonction de sa diligence, de sa peine et du risque encouru » (cité par André Lapidus dans Nouvelle Histoire de la pensée économique, Economica).
Est-ce que le salaire des patrons récompense leur diligence, leur peine et le risque encouru ? Il y a plusieurs manières de comprendre cette question. S'il s'agit de savoir si leur diligence serait atténuée s'ils gagnaient, disons, dix fois moins, la réponse est clairement négative. Le patron d'une petite entreprise ne travaille pas moins que celui d'une grande et le risque qu'il encourt n'est pas moindre.
A défaut de rémunérer leur peine, s'agit-il de créer des incitations adéquates ? Avant la révolution des stock-options, les patrons étaient des salariés comme les autres, gagnant certes davantage que leurs subordonnés, mais partageant leurs préoccupations. Les stock-options leur font épouser le point de vue des actionnaires. Sont-elles, du strict point de vue de la création de valeur boursière, la meilleure façon d'y parvenir ?
Force est de répondre négativement aussi à cette question. La Bourse a été multipliée par dix au cours des vingt dernières années pour une masse de raisons, dont la baisse des taux d'intérêt, l'émergence de nouvelles technologies ou la mondialisation, qui échappent pour l'essentiel aux décisions de tel ou tel chef d'entreprise. Du strict point de vue des incitations à la bonne gestion, la hausse générale de la Bourse n'a aucune raison de profiter à un PDG en particulier.
D'autres contrats eussent mieux convenu, plus économes des deniers de l'entreprise. On aurait pu ainsi parfaitement envisager d'accorder des bonus à concurrence de l'écart entre la performance boursière de la firme et de celles des autres firmes appartenant au même secteur (voir Marianne Bertrand et Sendil Mullainathan « Are CEOs Rewarded for Luck ? », Quarterly Journal of Economics, 2001).
Quelles autres explications reste-t-il ? Revenons à saint Thomas : pourquoi le cheval est-il plus cher que l'esclave ? Parce qu'il est rare. Il n'y a qu'un Zidane et on ne s'étonne pas de sa rémunération pour cette raison même. Est-ce que la rareté des chefs d'entreprise pourrait expliquer leur rémunération ?
Dans une étude brillante, qui circule beaucoup à Wall Street, Xavier Gabaix et Augustin Landier ont proposé une quantification de cette rareté ( « Why Has CEO Pay Increased So Much ? », MIT, janvier 2006). Par des méthodes statistiques ingénieuses, ils mesurent la part qui revient au talent propre, rare, des PDG des grandes entreprises américaines dans la valeur des firmes qu'ils dirigent. Ils montrent que celle-ci est réelle, mais très faible. Selon les auteurs, si le PDG de la 250e entreprise (par sa capitalisation) devait remplacer celui de la première, il en résulterait pour celle-ci une perte de valeur de 0,014 % !
Cet écart mince suffit pourtant à comprendre pourquoi la rivalité des firmes pour débaucher le meilleur manager représente un enjeu, et pourquoi les chefs d'entreprise en tirent un profit proportionné à la valeur boursière des firmes qu'ils dirigent et de celles qui se disputent leurs services.
Le salaire des dirigeants d'entreprise ne vise donc pas à récompenser leurs efforts, qui ne justifieraient pas de telles sommes. Il ne s'agit pas non plus de les inciter à bien faire : on utiliserait en ce cas d'autres types de contrat. Il est le résultat d'une mise en concurrence des firmes, savamment entretenue par les dirigeants eux-mêmes (ce qui serait en tant que telle une autre histoire à raconter...), pour que les meilleurs managers dirigent les meilleures firmes.
Si telle est l'explication de leurs rémunérations, une conclusion s'impose : rien n'interdit, du strict point de vue de l'efficacité économique, de taxer, disons, 90 % des gains des chefs d'entreprise ! Les meilleurs dirigeants continueraient d'aller aux meilleures firmes et aucune perte d'efficience ne serait à craindre. Comme le cheval qui ne courrait pas moins vite s'il valait moins cher, les chefs d'entreprise ne seraient pas moins diligents s'ils étaient (tous) moins payés.
La difficulté pratique de mise en oeuvre de cette mesure tient au fait que les managers sont mobiles, à l'image du capital dont ils font désormais partie. C'est une difficulté réelle, mais qui n'est pas nécessairement l'argument auquel les patrons tiennent le plus.
Les dirigeants qui réclament des indemnités de départ à la retraite stratosphériques voudraient convaincre qu'ils sont « utiles à la communauté », que les firmes qu'ils dirigent leur doivent tout, bref : que leur rémunération est « juste ». Il ne semble pas que l'analyse économique les aidera beaucoup dans ce plaidoyer. »
quand le bourgeois se fait révolutionnaire, il ne fait pas les choses à moitié... joli post. Ceci dit, j'ai du grossir deux fois la police de peur de perdre un oeil avant la fin. Le corps 6, c'est petit... vraiment petit...
Rédigé par : clic | 12 avril 2007 à 16:33
Ce qui m'interroge pour ma part , c'est la notion de prise de risque donnée souvent pour justifier les revenus patronaux. La légende de l'entrepreneur qui joue gros et gagne gros. Sans parler du fait que cette légende est largement dépassée dans le monde des grandes entreprises (il n'y a plus guère de de Howard Hughes), il n'y pas de raison intrinsèque à aligner la reconnaissance sociale qu'est la rémunération (et qui participe donc du principe de délégation)sur la plus-value escompté (le bémol étant donné dans l'article de Cohen) par...les actionnaires, lorsqu'ils embauchent tel ou tel grand patron. Autrement dit, et même s'il y a réellement prise de risque, à qui rapporte-t-elle.Est-elle utile socialement. J'entendais un représentant patronal dire que si on n'encourageait pas la prise de risque, on ne créerait plus de valeurs en france. Par ces temps où notre modèle de croissance semble de plus en plus conduire à une impasse, la moindre des choses serait au minimum d'interroger ce genre d'équation. Créer de la croissance est une nécessité sociale , les profits créent la croissance, les risques pris permettent les profits, la rémunération des grands patrons est justifié par les risques qu'ils savent prendre. On a vu que toutes ces articulations étaient sujettes à caution. Mais tout simplement, n'est-ce pas le postulat de départ"Créer de la croissance est une nécessité sociale " qui serait au minimum à discuter. Comme il serait peut-être bon de se demander si la société en tant qu'elle délègue la gestion de sa production à tel ou tel grand patron, n'aurait pas à avoir un droit de regard sur les rémunérations. Et de se demander , par exemple, si il est normal qu'un chirurgien à qui je confie ma vie gagne moins que tel ou tel pdg.
Rédigé par : le passant | 12 avril 2007 à 18:49
@ clic,
Merci, mais, désolé, je vais peut-être te décevoir mais comme je l'avais dit ici, je suis assez sceptique quand à la solution proposée par Daniel Cohen, l'intérêt de cette tribune tenait d’avantage dans l'analyse.
(Sinon, c'est pas du 6, mais du 8)
@ le passant,
J’entends bien, mais faire en sorte que l’utilité sociale (et donc définir administrativement celle-ci) soit le critère du niveau de salaire : à moins de revenir aux temps du Госплан…
Sinon, il y a toujours des mécanismes de redistributions ou d’incitations pour tendre vers davantage d’équité. C’est pour ça que penser le problème en termes de taxes parait censé. Mais, encore une fois, la mise en œuvre me parait pour le moins problématique.
Rédigé par : aymeric | 13 avril 2007 à 00:23
Je crois personnellement qu'il y aurait possibilité d'une troisième voie entre la planification intégrale (tout se règle administrativement en dépossédant les acteurs sociaux de leur capacité d'engagement) et une individualisation contractuelle qui n'engagerait que les individus contractants sur le seul critère de la loi de l'offre et de la demande. Il y a bien des accords de branche au niveau des salaires, des salaires pris en charge par l'état ou des collectivités (enseignement, santé, administration diverses), un salaire minimum, etc...tout ça ne fait pas de notre régime un régime collectiviste. On pourrait très bien imaginer que les salaires des PDG se négocient, non pas dans un tête à tête entre les actionnaires et les intéressés mais également avec les représentants des salariés et avec les représentants de la collectivité que sont les ministres concernés.
D'ailleurs, je suis persuadé que la faillité de l'économie administrée a été plus le résultat d'une confisquation de la capacité de décision et de création par les rouages bureaucratiques que de celui d'un salaire assuré et constant quelque soit l'effort. Il est bien des voies pour tirer intérêt de son travail et la voie financière n'est certainement pas la seule.
Rédigé par : le passant | 13 avril 2007 à 15:38
Le salaire des chefs d'entreprises et des grands patrons est sans commune mesure avec la realite des gains des societes qu'ils dirigent ; c'est toujours plus facile de demander aux "petits" de faire preuve de retenue.
Rédigé par : options binaires call | 27 juin 2012 à 14:41