Il devrait être possible de penser le « modèle français » sans tomber dans l’apologie grossière ou le dénigrement masochiste. Un article de Philippe Trainar dans la dernière livraison de la revue Commentaire offre de bonnes pistes pour une évaluation assez juste des mérites et défauts de ce que peut offrir notre système, même s’il n’évite pas complètement le dernier des deux écueils cités.
Commençons donc par ce qui devrait légitimement faire notre fierté : les mécanismes de redistribution permettent à la France d’être un des pays les plus égalitaires d’Europe. Le rapport interquintile* (entre les 20% les plus riches / 20% les plus pauvres) est de 7.4 avant prestation contre 3.8 après et 2.5 après prise en compte des dépenses publiques d’éducation et d’assurance maladie. En comparaison à ces 3.8, la moyenne européenne est de 4.5 (l’Allemagne est à 4.2 et le Royaume Uni 5.3). Au rayon des satisfactions également, il semblerait que nous allions vers une amélioration de la situation générale (à l’image de ce qu'on constate en Europe) : la tendance est à une baisse du chômage de longue durée (12 mois) ou de très longue durée (plus de 24 mois) même si un peu en deçà de la moyenne européenne.
Autre exemple, on assiste à une baisse de la proportion de jeunes entre 18 et 24 ans qui sortent de l’école sans véritable diplôme (nous sommes aux alentour de 14% actuellement) mais il est vrai qu’on pourrait s’interroger sur la valeur des ces diplômes en terme d’accès réels et intéressants au marché du travail.
Nous avons donc un pays qui présente simultanément une diminution globale de la pauvreté (certes un peu moins importante que chez certains de nos voisins) et des mécanismes de redistribution qui aplanissent significativement les écarts de niveau de vie. Pourtant, la proportion de français qui estiment que la distribution des revenus devrait être plus égalitaire est la plus importante d’Europe (40% contre 25% sur le continent). La propension égalitaire serait-elle un mouvement en trompe-l’œil ?
Sur certains points, l’écart avec la moyenne européenne, même s’il n’est pas en notre faveur, n’a rien de particulièrement frappant. Le taux de pauvreté (proportion des gens en dessous de 60% du revenu médian) est légèrement supérieur à la moyenne européenne avec 12% de pauvreté (après redistribution) en 2002. le taux de pauvreté persistante est de 9% (là encore, à peu près dans la moyenne européenne). Par contre, le taux de chômage (9%, plus élevé que la moyenne de l’OCDE : 6% ou de la zone €uro : 8%) nous ferait davantage basculer du côté des cancres.
Mais il y a surtout un phénomène qui exacerbe très certainement ce sentiment d’injustice, c’est la très nette insuffisance de mobilité sociale ascendante dans notre pays : 62% des RMIstes le sont encore 2 ans après. 15 % en sortent mais pour retomber dans d’autres minimas sociaux (dont le nombre de bénéficiaires est, au passage, en constante augmentation). D’une manière plus générale (et pour se replacer dans une perspective européenne) à peine 30% du premier décile (les 10% les plus pauvres) ont l’espoir de s’élever contre 40 à 50% en Europe. De plus, les populations victimes de précarité sont assez ciblées, deux catégories de ménages étant essentiellement concernées : les familles avec de nombreux enfants (44% de pauvreté avant transfert, 17% après) et les familles monoparentales (33% de pauvreté avant transfert, 15% après).
Cette concentration n’est pas que sociologique, elle est aussi géographique. Comme le rappelait Eric Maurin dans un article du monde il y a quelques mois : « Parmi les personnes changeant de résidence, les plus aisées, les plus diplômées, se massent de plus en plus exclusivement dans les quartiers les plus riches, et ainsi de suite, les plus pauvres n'ayant par défaut que les quartiers les plus déshérités pour emménager. Au final, les populations les plus riches se concentrent dans quelques territoires seulement, plus encore aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Les quartiers sensibles ne sont qu'une conséquence d'un processus de séparation traversant toute la société. Les changements de résidence restent en France relativement fréquents (10 % par an environ), mais ils ne donnent lieu à aucun brassage social. » Ces effets de ghettoïsation évidemment s’auto-entretiennent, on constate par exemple une augmentation de 20 à 30%, à niveau social égal, du risque de retard scolaire quand on est dans une zone défavorisée.
Ainsi, le vernis de l’égalité recouvre d’autres injustices ; mais maintenant, qu’en conclure ? Je me garderai bien, comme semble le suggérer Philippe Trainar, d’y voir un effet pervers, mécanique, de la redistribution, tant les choses sont en ce domaines apparemment beaucoup plus complexes. Ce qui est certain par contre c’est que notre système de redistribution pèche. Toujours dans le Monde, en mars dernier, Laurent Davezies et Pierre Veltz nous offraient, sur ce sujet, une piste de réflexion intéressante : « Une France duale se dessine : d'un côté, les grands pôles urbains, très insérés dans l'économie internationale, et qui en subissent les chocs de conjoncture ; de l'autre, des territoires qui vivent principalement de la redistribution. Cette situation a des avantages. Elle explique la bonne tenue moyenne du territoire, surtout des régions du Sud et de l'Ouest, qui sont à la fois les plus attractives et les moins touchées par les crises industrielles. Elle comporte aussi de sérieux risques : vivre de redistribution protège à court terme, mais devient dangereux à moyen terme, surtout si les locomotives donnent des signes de faiblesse, ce qui est le cas de l'économie francilienne (la région capitale produit 29 % de la valeur ajoutée nationale, pour 19 % de la population), lourdement obérée par la montée de la pauvreté, le manque de logements, les difficultés de la vie quotidienne et la propension croissante des Parisiens à dépenser leurs revenus ailleurs. Et la réduction incessante de la part de la population travaillant dans des entreprises confrontées à la concurrence internationale risque de faire oublier combien il est vital pour notre pays de disposer d'un tissu territorialement ramifié de PME industrielles et tertiaires compétitives. »
Le modèle français doit donc se réformer mais il ne doit pas se renier. D’une part, comme évoqué plus haut, parce qu’il est porteur de certaines vertus non négligeables, et ensuite parce que, comme tout modèle, il est sujet à ce qu’on appelle le système de « path dependency » (dépendance du sentier) qui fait que les réformes doivent s’insérer dans l’héritage historique et les cadres préexistants et que si on ne perd rien à se renseigner sur les pratiques de ses voisins il ne faut pas espérer pouvoir transposer tel quel un modèle exogène qu’il soit scandinave ou anglo-saxon.
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* la plupart des statistiques de l’article en question et reproduites ici sont issues d’eurostat
Etrange paradoxe qui fait que les plus pauvres ont à la fois plus et moins de chance de vivre en France qu'ailleurs en Europe.
Plus de chance parce que la redistribution (transfert) des richesses y est meilleure, et moins de chance parce qu'une fois au fond du trou, il est moins facile d'en ressortir.
Rédigé par : Thomas | 18 octobre 2006 à 23:29
Paradoxal en effet.
Il serait assez tentant de rapprocher ce constat de la propension française à protéger plutôt qu’à créer des emplois. Tentant mais peut-être pas forcément pertinent car, après tout rien ne dit que les mécanismes soient les mêmes.
Rédigé par : aymeric | 19 octobre 2006 à 16:54
Aymeric ! ça n'a rien à voir, mais t'as vu dans mes liens, sur mon blog, j'ai retrouvé mon pote Aymeric, l'original.. il vient de sortir un roman, et un blog du coup (non en fait ça n'a rien à voir, enfin, qui sait)
je l'ai retrouvé par hasard.. dans ELLE, puis dans la rue !
"le monde est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour..'
Rédigé par : Christie | 19 octobre 2006 à 21:02
Juste une remarque en passant : le nom du Monsieur c'est Philippe Trainar (sans "d" terminal)
Sur le fond, c'est effectivement une question délicate, dont les subtilités montrées par les différents renvois montrent la complexité.
Pas étonnant qu'en la matière, aucun pays n'ait trouvé la solution ultime.
Rédigé par : Thomas | 19 octobre 2006 à 21:05
Christie (Garance),
Mais en fait, ton pote c'est aussi un copain de prépa de Joséphine je crois. Marrant ça..
Thomas,
Corrigé. (Je ne sais pas comment ce "d" s'était glissé là.)
Rédigé par : aymeric | 20 octobre 2006 à 00:05
"...les mécanismes de redistribution permettent à la France d’être un des pays les plus égalitaires d’Europe..."
So what ? Les hommes préhistoriques étaient encore plus égalitaires ou même les Nord-Coréens.
Quel est le problème de la prétendue "inégalité", dès que la population, même les plus pauvres, vit plus ou moins correctement. Certes, les États-Unis sont un pays "inégal" : les riches y sont très riches, de loin beaucoup plus riche qu'en France. Mais la classe moyenne des États-Unis est également plus riche que la française et les pauvres n'y sont pas plus pauvres qu'en France.
Tout ceci, sans parler du fait que tous les processus de distribution censé rendre "égale" la population sont fondamentalement illégitimes.
Rédigé par : Lucilio | 24 octobre 2006 à 13:57
Rappelons également que l'égalité à laquelle il est fait référence dans la devise de la République française se réfère à l'égalité devant la loi et non pas à l'égalité économique.
Rédigé par : Lucilio | 24 octobre 2006 à 14:01
"Quel est le problème de la prétendue "inégalité", dès que la population, même les plus pauvres, vit plus ou moins correctement."
En général c'est pas les plus pauvres qui tiennent ce raisonnement. Si c'est la loi du plus fort, il ne faut pas pleurer lorsque les mals barrés dans le rapport de force décident de changer les règles du jeu et jouer la politique de la bagnole brulée.
"Mais la classe moyenne des États-Unis est également plus riche que la française et les pauvres n'y sont pas plus pauvres qu'en France."
Quant à la pauvreté aux Etats-Unis, il semble qu'on fait dire aux chiffres à peu près n'importe quoi selon le mode de calcul qu'on prend (en général celui qui nous arrange).Ce que je constate, c'est la violence de la société américaine et de faire remarquer que le conflit social s'exerce aussi bien dans les luttes sociales proprement dites que dans ce qu'on a coutume d'appeler la délinquance.
Rédigé par : le passant | 24 octobre 2006 à 18:14
"Si c'est la loi du plus fort..."
Quelle loi du plus fort ? Bill Gates est l'homme le plus riche du monde. Quelle violence a-t-il exercé pour arriver à ce statut ? Aucune. La violence, la loi du plus fort réside justement dans la coaction étatique qui spolie des gens de leurs biens pour en satisfaire d'autres.
"...il ne faut pas pleurer lorsque les mals barrés dans le rapport de force décident de changer les règles du jeu et jouer la politique de la bagnole brulée."
Non, il ne faut pas pleurer, seulement faire appliquer les lois existantes.
"Ce que je constate, c'est la violence de la société américaine..."
Il est vrai que les succès sociaux des banlieues françaises permettent de juger de haut le système américain.
Rédigé par : Lucilio | 25 octobre 2006 à 07:55
Je découvre en traînard ce billet et me réjouis pour les prépas, les aymerics et les christie.
J'apprécie ce billet et ai cherché avec peine un grain de sel critique ou bémolé.
Finalement si : quand on dit que les inégalités ou la pauvreté diminuent en France, ça a été vrai à long et moyen terme, mais la tendance depuis 2003 est inverse. (Ce que les statistiques internationales, forcément plus lentes, masquent.)
Rédigé par : FrédéricLN recensuré | 07 novembre 2006 à 17:15
Pourquoi recensuré ? pas du tout, c'est juste la mémoire tampon de Safari qui a le hoquet.
Rédigé par : FrédéricLN | 07 novembre 2006 à 17:25
@ FrédéricLN,
Je suis preneur de ton grain de sel critique et bémolé.
Tu peux m'en dire un peu plus (sur l'ampleur de la baisse, les catégories touchées, les sources statistiques de cette tendance, etc) ?
Rédigé par : aymeric | 07 novembre 2006 à 18:30