Etudiant en lettres des plus ordinaires, j’avais ceci de commun avec beaucoup de mes congénères d’être vertébré de certitudes. Je pensais avec Adorno, avec Debord, avec Marx, et ne voyais pas ce qui pourrait m’en éloigner.
A cette même époque, pas si lointaine, (c’était tout de même au millénaire précédent. Mazette !) où l’emploi du temps pour le moins lâche de ma vie universitaire permettait un grand nombre de sorties urbaines, certaines d’entre elles finissaient dans les plus improbables endroits entourés de gens rencontrés quelques minutes auparavant et que, pour la majorité d’entre eux, je devais ne plus jamais revoir. C’est à l’une de ces occasions que je découvris un autre Karl, Popper.
Affectant (j’allais dire alors, mais c’est certainement encore un peu vrai) des manières d’intellectuel romantique et ombrageux, il m’arrivait fréquemment, en milieu de soirée, de visiter la bibliothèque de notre hôte et de cacher mon éthylisme avancé derrière un livre ostensiblement ouvert. Un soir ce fut un Que sais-je ? traitant de ce philosophe autrichien qui me tomba entre les mains (mais pas des mains parce que je l’ai lu d’une traite ; et oui je rentrai facilement au petit matin et les conversations de ces soirées n’étaient pas toujours passionnantes).
Ce que ce livre a pu m’énerver !
Comment ce type pouvait-il se permettre un tel regard critique sur ceux qui avaient saisi l’essence même du monde car ils parvenaient toujours à l’expliquer ? Comment osait-on critiquer la lutte des classes, l’accomplissement du monde pour y opposer quelque chose d’aussi fade que l’indéterminisme. Non mais franchement !
Il fallait d’urgence rabattre définitivement le caquet de ce fâcheux et je m’y attelai en dévorant les écrits d’un de ses compatriotes, le grand Feyerabend (sur lequel il faudra que je revienne ici). Mais le ver était dans le fruit, car en même temps que je regardais Popper se faire régulièrement assassiner par son cadet, je me laissais contaminer via « l’anarchiste épistémologique », qui bien que contestant Popper, d’une certaine manière, le développait et achevait de passer mes certitudes déterministes en même temps que ma rage utopiste au bulldozer.
Perdu pour la cause, commençait alors ma dérive vers le socialisme libéral au grand dam de quelques uns de mes amis, restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse, navrés de mon scepticisme face à certaines de leurs solutions « clef en main ». Peiné que devant la radicalité semble-t-il gage de qualité des propositions pour un monde meilleur (à défaut de cohérence parce que je vois comme une incompatibilité entre le « chavisme » pétrolier et la décroissance écologique, mais bon…), je réponde, reprenant ce maintenant cher vieux Popper : « Le progrès est plus continu et plus sûr quand les hommes se satisfont de traiter les problèmes l’un après l’autre au lieu de chercher à détruire racines et branches et de vouloir édifier un système complet qui a ravi leur imagination ». Pourtant il me semble plutôt moins absurde de chercher, ainsi que le demandait Martin Hirsch, à « mettre en oeuvre des actions expérimentales, innovantes, de lutte contre la pauvreté » plutôt que déclarer son interdiction (si possible en trouvant des coupables). Il est devrait être plus productif (ah l’affreux mot !) de tenter des modifications du code du travail en passant par des expérimentations locales que d’être à l’obsessionnel affût de toute pensée néo-libérale pour monter grands chevaux et barricades.
Mais, me répond-on généralement pour conclure la discussion, toi, tu es un bourgeois…
Et, forcément, d'un coup la messe est dite !
Salut Aymeric,
je partage ton scepticisme par rapport aux solutions que nous proposent l'extrème gauche. Non pas tant parce qu'elles sont toujours "clefs en main" (la LCR par exemple ou l'extrème gauche alternative ne sont pas dans cette optique "d'avant garde éclairée") mais plutôt parce qu'elles nous proposent en dernier recours une société sans conflit où tout le monde (pourvu qu'il soit du bon côté de la barricade)serait d'accord sur les solutions à adopter. Si la phase "dictature du prolétariat" est à peu près abandonnée dans le discours révolutionnaire", le communisme est toujours la perspective ultime.
Or, pour moi qui suis imprégné d'une sociologie de la relativité et du conflit, cette perspective est complètement utopique (au sens où elle nie l'historicité de l'être humain).
Ceci dit, ce n'est pas pour ça que je pense que le système social dans lequel nous vivons, dans lequel la relation économique hierachise la société, est un système indépassable. Or, mais je nes sais trop ce que tu mets sous le terme "socialiste libérale", les politiques sociales-démocrates sont à mon avis une manière de faire durer ce système social basé sur la primauté de l'économique (qu'on songe aux emplois aidés par exemple). Stratégiquemnt je suis donc amené à soutenir la contestation antilibérale même si je ne me retrouve pas dans la perspective dessinée par les contestaires. L'acteur social n'a pas forcément raison dans son analyse mais sa contestation même, est sa raison. Après, faudra bien trouvé des alternatives....Mais là, je ne suis pas devin.
A te lire
Le passant
Rédigé par : Le passant | 29 mars 2006 à 20:06
Bonjour le Passant,
Peut-être que le mieux pour commencer serait effectivement de préciser un peu ce que je mets « sous le terme socialiste libéral » ».
J’entends par socialisme libéral, un mouvement dont la figure tutélaire pourrait être Michel Rocard et qui se caractériserait par la volonté de réformer en permanence contre un état des choses toujours insatisfaisant tout en étant parfaitement conscient du coté « Sisyphe » de cette tache. De conjuguer refus de l’utopisme, prudence et modestie dans l’intervention. C’est aussi à mon sens percevoir la société comme un ensemble de rapports de force en perpétuel conflit et privilégier, du coup, la négociation, le compromis, le contrat sans se leurrer sur sa nature transitoire. C’est, enfin, faire preuve de la plus grande prudence en matière d’intervention étatique (d’un caractère plus absolu) et chercher à stimuler une société civile diverse, vivante et, jouissant de la plus grande autonomie possible malgré ses imperfections
Tu juges que le système n’est pas indépassable, moi je pense qu’il faudrait déjà s’interroger sur la pertinence de ce concept un peu flou qui masque une pluralité d’organisations plus ou moins enchevêtrées, plus moins hiérarchisées. Mais admettons le terme, je ne vois pas vraiment en quoi le fait qu’il soit périssable puisse être une raison suffisante pour souhaiter sa disparition. La paternité m’a d’ailleurs, je pense, définitivement vacciné contre ce goût un peu pervers pour l’effondrement. Ton exemple des emplois aidés me laisse un peu perplexe. Tout « système » (décidément ça ne me satisfait pas) génère nécessairement ses propres exclus. L’emploi étant une manière d’insertion en même temps qu’un moyen d’accéder à une relative autonomie, est-il si choquant de se préoccuper de ceux qui se trouvent au bord de la route (après, la manière de le faire c’est le sujet d’un autre et largement aussi vaste débat) ? Devrait-on plutôt respecter la « nature de la culture » ?
Une dernière chose : la stratégie que tu défends n’a pas forcément tous les atouts sur elle pour parvenir à ses fins dans un avenir proche, parce que, l’effondrement du capitalisme, franchement, dans le genre vieille lune...
Au plaisir d’échanger à nouveau avec toi.
Rédigé par : aymeric | 30 mars 2006 à 21:03
Tu écris : "Mais admettons le terme, je ne vois pas vraiment en quoi le fait qu’il ("le système") soit périssable puisse être une raison suffisante pour souhaiter sa disparition".
La raison est qu'à mon avis le système salarial ne tient qu'en appauvrissant de plus en plus les salariés (au pays du socialiste libéral Tony Blair, la baisse du chômage s'est faite apparemment -c'est toujours difficile d'avoir des données objectives là-dessus- par une progression du nombre de travailleurs pauvres). J'ai parlé des emplois aidés comme rustine du système. Dans le secteur administratif comme dans le secteur associatif, le recours massif aux emplois aidés a été une façon de ne pas se poser la question de l'emploi "hors marché" (quant à se préoccuper de ceux qui sont sur le bord de la route, j'ai plutôt l'impression qu'on les exploite. Quand je vois dans un centre d'enseignement par correspondance, une CEC employée pendant cinq ans et étant la seule permanente dans son service, par conséquent faisant également office de formatrice -tout ça pour 983 euros par mois..- et virée au bout de cinq ans pour être finalement reprise en vacation). Vacations auxquelles d'ailleurs les administrations ont de plus en plus recours : on embauche dix mois, on vire deux mois puis on rembauche. Il y a du service à rendre mais comme tout s'aligne sur le modèle de l'économie de marché, on ne sait pas comment financer. Derrière ces processus il y a des gens qui se retrouvent pendant trois mois (car il y a de plus de retard dans le traitement des dossiers pour cause de dégraissage du mammouth assédic) sans une seule rentrée d'argent.
Pour revenir au plan des idées, tu dis " la stratégie que tu défends n’a pas forcément tous les atouts sur elle pour parvenir à ses fins dans un avenir proche, parce que, l’effondrement du capitalisme, franchement, dans le genre vieille lune...".
Il est bien possible qu'il ait déjà commencé, l'effondrement du capitalisme. La bourgeoisie marchande a mis trois siècles pour prendre le pouvoir (entre l'essor du commerce dû aux "grandes découvertes" et la révolution). Alors l'avenir proche...Je te conseille de lire à ce sujet (le parallèle entre la fin du système féodal et la fin du système capitaliste) le livre de Jean-Luc Lamotte (Introduction à la théorie de la médiation).
Je ne suis pas spécialement étatiste. Je fais simplement remarquer que lorsqu'on laisse négocier des partenaires qui ne sont pas du tout égaux dans le rapport de force (ex:patron-salarié), on conduit les dominés à être encore plus dominés. On l'a bien vu dans les accord sur les trente-cinq heures. les moins fragiles des salariés s'en sont bien tirés, les autres ont vu leurs conditions de travail se dégrader.
Je ne crois pas plus que toi au grand soir. Politiquement, je me sentirais assez proche de gens comme André Gorz (même si je ne suis pas forcément d'accord sur l'arrière fond théorique), des alternatives sociales comme "l'économie solidaire" ou "le tiers secteur".
A te lire
Le passant
Rédigé par : le passant | 01 avril 2006 à 00:33
Je suis ravi, c’est précisément pour avoir ce genre d’échanges que j’ai voulu faire un blog.
Ravi mais, tu t’en douteras pas, tout à fait d’accord. Tu en appelles à Lamotte (que j’ai lu, il y a quelques années) mais, malgré tout le respect et l’admiration que j’ai pour les travaux médiationistes, je suis plutôt circonspect quand la théorie sert d’argument d’autorité aux prophéties.
Il faut prendre garde à ne pas trop vouloir conformer le monde, le « réel », à ses visions de Cassandre, voire chez certains, à leurs fantasmes de résistance.
«Le système salarial ne tient qu'en appauvrissant de plus en plus les salariés ». Méfions-nous des fausses évidences de ce type. Dans son livre « Made in monde », Suzanne Berger constate, forte d’une vaste enquête, s’appuyant sur des exemples innombrables, concrets, précis, pris dans le monde entier, dans des industries high-tech comme dans des industries plus traditionnelles, que : sur le long terme, « la solution consistant à réduire les coûts en réduisant les salaires et les avantages sociaux est une impasse ».
De même on ne peut pas dire que le « capitalisme » est nécessairement facteur de paupérisation (de l’art de retomber sur ses pieds) généralisée. Quelques exemples :
- le Mexique qui, en 1994, passa d'une politique économique marquée par son fort protectionnisme à une politique économique basée sur le libre-échange et l'insertion dans l'économie mondiale, a vu les rangs de sa classe moyenne - définie par un revenu situé entre 7.000 et 50.000 dollars annuels - gonfler jusqu'à comprendre 10 millions de familles (ce chiffre représente près de 40% du total des familles mexicaines)
- en Extrême-Orient — Japon exclu — on constate une diminution spectaculaire de la pauvreté. Le pourcentage de personnes vivant au-dessous du seuil d'extrême pauvreté (moins de 1 dollar par jour) est revenu de 9,1 % en 2004 à 8 % en 2005. Quant au nombre de pauvres (moins de 2 dollars par jour), il a diminué de 51 millions en un an.
Ce n’est quand même pas rien.
Tu cites le repoussoir anglais, c’est une vision qui se nuance un peu quand on sait (voir : http://hugues.blogs.com/commvat/2005/03/lhorreur_conomi.html où j’ai puisé l’essentiel des informations et mêmes formulations suivantes) que Tony Blair a imposé un salaire horaire minimum de 4,85 £ (7,05 €), portant en 2004 ce SMIC à 5,35 £ (7,78 €), soit approximativement 40% d’augmentation en six ans. J’ajoute qu’à la différence de la France, où près de six millions de personnes sont payées au SMIC, les Britanniques ne sont que 1,3 millions à en bénéficier. Enfin, le revenu brut médian local s’établit à 22 000 livres par an, soit 32 000 euros, un tel salaire, en France, correspondant plutôt aux tranches supérieures – aux alentours du top 20% des rémunérations.
Enfin, sur la nécessaire présence de l’état dans toute négociation salariale, considérant que, « lorsqu'on laisse négocier des partenaires qui ne sont pas du tout égaux dans le rapport de force (ex: patron-salarié), on conduit les dominés à être encore plus dominés.», il y a peut–être d’autres questions à se poser. Dans un pays qui détient le record du taux de recours aux tribunaux en matière de licenciement, qui, d'après le ministère du travail, n’a que 8 % de travailleurs syndiqués (en 2003), alors que, pour comparaison, la part des travailleurs syndiqués est comprise entre 20 et 50% dans des pays comme le Japon, la Grèce, le Portugal, l’Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Autriche, le Royaume-Uni et l'Irlande (et je ne parle même pas des Scandinaves parce que bon, l’exemple danois, le modèle suédois, tout ça c’est vrai qu’on peut saturer un peu…), dans un tel pays donc, on peut légitimement se demander si ce n’est pas, justement, le recours systématique à l’arbitre étatique qui affaiblit les négociateurs.
Entendons-nous bien, je ne suis pas en train de te faire l’apologie du capitalisme même si le ton de cette réponse, forcément partielle, partiale et un peu polémique peut le laisser penser. Il ne s’agit pas de dire que le monde est parfait mais, simplement qu’il est complexe et que mon parti pris « pragmatique » (essayons de voir ce qui marche, de combler autant que faire se peut les lacunes, soyons prudents et toujours conscients que la victoire est incertaine) n’est, objectivement, pas plus fragile que le pari de l’effondrement, de la tabula rasa ou du nouveau monde qui émerge. Car, finalement tout cela est affaire de paris.
Bien à toi.
Rédigé par : aymeric | 01 avril 2006 à 17:04