Je l’avais
promis
mais, autant vous prévenir, faire en un seul billet le tour des travaux de Jean
Gagnepain serait digeste comme une douzaine de kouign-amanns et facile
comme l’escalade des falaises de Beuzec (en face de Penhir) une nuit de
tempête sans lune.
Si je vous
dis, là, tout à trac, que « la
raison s’exprime sur quatre plans (glossologique, ergologique, sociologique et
axiologique), et l’instance qui la permet s’appuyant sur une bifacialité et une
biaxalité, nie le naturel avant, dans un mouvement dialectique, de nier
l’instance elle même pour enfin réinvestir performantiellement le réel »,
vous ouvrirez probablement des yeux ronds avant de laisser aller votre souris
jusqu’à un autre de vos site favoris (car vous avez bien entendu placé celui-ci
dans vos favoris ; n’est-ce pas ?)
Donc, afin
que cette assertion vous devienne intelligible et que vous puissiez, à votre
tour, arrondir les yeux de vos interlocuteurs avec l’air de proférer une
évidence, il va falloir procéder par de longues et nombreuses étapes (une bonne
douzaine selon moi ; mais attention même réduit à un seul un kouign-amann,
ça pèse durablement sur l’estomac). A ceux qui n’auront pas encore décroché
voici la première : rapide présentation du Monsieur et esquisse du
monument à venir.
Jean Gagnepain,
linguiste Breton, est pourtant né à Sully sur Loire où on ne le parle pas.
D’abord intéressé par les langues celtiques, dans une perspective linguistique
assez classique, il se mit en tête d’échafauder LA théorie du langage – le
langage en tant qu’analyse - en parlant avec des gens qui ne pouvaient plus le
faire, les aphasiques.
Poursuivant
en cela une des idées de Ferdinand de Saussure, père de la
linguistique moderne en même temps que grand inspirateur de ce qui deviendra le
structuralisme,
il partit à la recherche de la faculté de parler, que le neurologue Broca
pensait avoir localisée du côté de la troisième circonvolution frontale gauche,
car des personnes ayant subi une lésion de ce coté ne peuvent plus parler ou
parlent avec difficulté, sans pour autant que ne soient nécessairement lésées leur
perception ou leur motricité. Ce sont les aphasiques. Plus tard un autre
neurologue du nom de Wernicke fera, grosso modo (les symptômes
présentant quelques différences de type, mais nous y reviendrons), le même
diagnostic pour une localisation différente.
L’idée de
Jean Gagnepain et de ses collaborateurs (Olivier Sabouraud, Hubert Guyard pour
ne citer qu’eux) a été de partir, non pas de l’écart (appelé paraphasie) avec
ce qu’on suppose être un plein exercice des facultés langagières, mais de
considérer toutes les performances du
malade comme déduites d’un système
globalement remanié par la maladie. Et, partant des manques et de
l’organisation qui les compense, tenter de modéliser la faculté de langage
elle-même. Principe simple mais pari difficile. L’observateur n’est ni passif
ni neutre, et doit faire face à la double exigence de la modélisation du
fonctionnement normal du langage et à celle d’une observation clinique voulue
la plus expérimentale possible. Le « bon test » n’étant pas celui qui
cherche à mettre en évidence des fautes mais celui qui permet de définir le
fonctionnement du malade. Un petit exemple pour la route :
A un malade on soumet une série mots dans le but de savoir
s’il reste capable de contrôler les genres de mots dérivés en lui demandant de
choisir entre les déterminants « le ou la ».
Soit la liste suivante : fort, forteresse, sport, sportif, grande, grandeur.
Réponse du malade : le fort, la forteresse, le
sport, le sportif, la grande, le
grandeur.
A partir de ce résultat, et plutôt que de relever une
proportion d’erreur, on cherche s’il y a une logique à l’œuvre, en l’occurrence
si c’est le suffixe en « -eur » qui a déclenché le raisonnement du
malade, d’où la liste suivante (avec les réponses) : le
tracteur, le voleur, la grandeur, le sapeur, la froideur, le sécateur, la
longueur, le facteur.
Cette liste disqualifiant la première hypothèse on en tente une autre :
est-ce le féminin de « grande » qui a induit le masculin de
« grandeur » ? D’après les réponses suivantes : la froide, le froideur, la
longue, le longueur, la grande, le grandeur, la douce, le douceur, on peut supposer que l’on
s’approche du raisonnement produit par le malade.
Alors bien
sûr, pour être probante, l’expérimentation doit se faire sur une grande
quantité de tests et de malades présentant des symptômes et des lésions
communes, mais l’idée est là : de proche en proche, tenter de cerner ce
qui fait encore « système »
dans le raisonnement du malade. Il s’agit de se demander sur quelle base
logique implicite peuvent encore s’organiser les raisonnements explicites d’un
malade, et du coup cerner les mécanismes impliqués dans la production de
langage.
Voilà,
c’est tout pour aujourd’hui. La suite des leçons d’introduction à la théorie de la médiation
dans quelques jours, peut-être quelques semaines si je me laisse trop aller
d’ici là à vous entretenir, bourgeoisement, de culture et de politique et
autres phénomènes culturels, comme nous le permet cette raison s’exprimant sur quatre plans, tout ça
tout ça…
P.S.1 :
Cette note doit beaucoup (même quasiment tout) à un article d’Hubert
Guyard : Clinique :
expérimentation et analyse, tiré du livre Langage, Clinique, Epistémologie.
P.S.2 :
Je ne me pose absolument pas en spécialiste, ni même en fin connaisseur, de la
théorie de la médiation. Ces notes n’ont pour but que de participer à faire
découvrir un auteur et une pensée qui m’ont beaucoup impressionnés et qui, je
pense, restent trop méconnus. Les experts en cette « matière »,
tombant sur ce site, sont évidemment bienvenus avec leurs remarques,
corrections et précisions, en espérant tout de même qu’ils ne fassent trop
preuve d’un esprit de « chasse gardée ».
X.Box :
Je résiste rarement au plaisir d’un mauvais jeu de mot.
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