En 1982, dans son livre Bonheur privé, action publique, Albert Hirschman ambitionnait d’expliquer les alternances récurrentes entre l’engagement des individus comme des groupes dans l’action publique et le repli sur les paisibles valeurs du bonheur privé. D’après lui, chaque moment du cycle entraine une satisfaction relative mais aussi une déception spécifique qui pousse les acteurs vers le moment suivant, jouant ainsi le rôle de déclencheur de ces revirements.
Si on peut considérer que n’importe quelle forme de consommation porte en elle les germes de sa propre destruction, il existe un type de consommation pour lequel les risques de déception sont à la fois plus probables et plus importants : c’est celle des biens dits durables, ceux qui ont, en plus, le mauvais goût, du fait de leur durabilité même, de vous rappeler en permanence votre déception ou votre erreur. On parle en ce cas de déception consistante en ce sens qu’elle est difficile à liquider et que les effets qu’elle génère sont puissants et actifs sur le long terme.
Je pense qu’il y a quelque chose de cet ordre dans la défiance et le scepticisme qu’inspire actuellement l’Europe.
Passée l’adhésion aux grandes valeurs, un rien utopiques, du projet européen (la création des conditions de la paix perpétuelle sur le continent, le dépassement des égoïsmes nationaux dans la construction communautaire, la naissance d’une grande puissance à même de nous redonner le sentiment d’être un acteur majeur sur la scène internationale) la réalité se montre à la longue en deçà de ces attentes et la déception est exacerbée par les aspects négatifs du projet qui forcément ressortent (le côté machine réglementaire arbitraire et lointaine).
Ainsi l’explication du refus irlandais par la complexité du texte proposé ne touche que partiellement sa cible. Selon moi, ce même texte présenté il y a une quinzaine d’années aurait rencontré beaucoup moins de refus. C’est qu’entre temps l’idée européenne s’est usée et c’est bien là le nœud du problème.
Le nier serait de se contenter de penser que la démocratie directe n’étant pas adaptée à la technicité du problème posé il n’y a qu’à se reposer entièrement sur le travail des parlements qui a priori valideront le traité de Lisbonne. Ne restera plus alors qu’à bricoler quelques aménagements pour contourner ou rejouer le problème irlandais.
Cette démarche semble à ce jour être la voie choisie et je m’en désole, principalement pour deux raisons :
- pour des questions de principe d’abord : nous avons atteint je crois un niveau suffisant de défiance pour qu’il soit très malvenu de vouloir faire le bonheur du peuple malgré lui. Les bonnes intentions (sur lesquelles je n’ai pas vraiment de doute étant toujours convaincu que le traité proposé reste un plutôt bon traité) ne suffisent pas et, en libéral conséquent, je crois fermement qu’un état social ne peut se modifier que par l’obtention d’un consensus des gens concernés via négociations, compromis et transactions, en clair que le changement ne peut se faire que dans le consentement le plus généralisé possible. Trois refus sur cinq référendums : le doute sur ce consentement est trop important.
- Pour des questions plus pragmatiques de stratégie : poursuivre comme si de rien n’était c’est prêter le flanc aux critiques les plus outrées et c’est du même coup entretenir le sentiment déceptif au risque de l’entraîner jusqu’au point de rupture.
La priorité serait selon moi de travailler dans la direction d’une réappropriation du projet européen. En ce sens, la proposition d’un discours de la méthode répondant à de réelles exigences de clarté et qui, selon les termes de Damien, préciserait "les acteurs des négociations (sur le mode de la Convention de 2002-2004 ou autre), les modalités d'adoption (référendum européen, ou nécessité de votes nationaux la même semaine) et les règles de majorité (qualifiée aux 4/5 des Etats et à la majorité de la population par exemple)" m’apparaît comme un bon préalable aux éventuelles modifications futures.
Tout à fait d'accord. Ayant voté non, je ne me réjouis pas plus que ça d'un non irlandais qui est sans doute plus qu'en France le mélange d'une volonté de réduire l'europe à son versant grand marché (avec dumping social à la clé)et de la peur d'une perte d'une certaine spécificité culturelle. Je trouve par contre désolant que trop de ouiouiste "de gauche" aient voulu faire passé le résultat avant les principes.
Il serait peut-être temps de franchir le rubicon et d'essayer de rassembler ouiouistes et nonistes ouverts au compromis sur les bases décrites par toi dans le dernier paragraphe.
Lancer une pétition ? Pourquoi pas ?
Rédigé par : le passant | 26 juin 2008 à 23:09
Oui, rassembler les bonnes volontés dans le compromis devrait être possible.
Ceci-dit, les institutions ne se bousculent ni ne se contournent si aisément ; il faut se méfier des solutions simples.
D’où, de ma part, un pessimisme tempéré quand aux possibilité de sortie de crise – même si le mot est peut-être un peu fort – à court terme.
Quand je parle de se réapproprier l’Europe, c’est un projet de longue haleine qui passerait progressivement d’un aspect purement communicationnel à peut-être davantage d’implications concrètes (mais ça reste un peu flou pour l’instant).
Mon principal sentiment vis-à-vis de tout cela est quand même la déploration (ouiiste un jour…).
Sur le chemin d’une plus grande démocratisation des institutions on a perdu plein de temps dans cette affaire. Maintenant, ce n’était certainement pas sans raison et, de toute manière, il faudra bien faire avec.
Rédigé par : aymeric | 27 juin 2008 à 12:17
Certes. Les institutions étant le produit d'interactions sociales diverses et souvent contradictoires, elles acquierent une inertie qui fait qu'on peut avoir l'impression qu'elles nous sont extérieures. Ceci dit, nous en sommes la source, même si ce "nous" est difficilement identifiable. Lorsque les militants socialistes par exemple, renoncent à faire pression sur les députés de leur parti pour imposer un référendum, c'est bien de leur responsabilité.
Rédigé par : le passant | 28 juin 2008 à 11:00
"Nous" avons, je pense, tendance à sous estimer l'inertie.
(pour ton dernier point, je t'invite à jeter un œil ici : http://ceteris-paribus.blogspot.com/2008/02/le-crime-du-4-fvrier.html ; où tu te découvriras des points d'accord avec certains ouiistes.)
Rédigé par : aymeric | 28 juin 2008 à 22:32